yes to heaven.

- la tête tournée vers les étoiles -
(not enough). Il y a ce côté vieille Amérique quand on passe la porte de la maison du père Abelard. On y voit le drapeau étendu dans le salon, fièrement placé au dessus d'une commode et tant regardé, tant admiré qu'on se demande si un jour nos yeux parviendront à créer des trous d'usure dans la cinquantaine d'étoiles blanches. Une fois, Hyun, dans son arrogance d'adolescent, avait pointé du menton le drapeau en demandant papa, pourquoi t'y accroches pas le drapeau confédéré plutôt ? Jeff avait levé la main, la paume encore peinte du cambouis noir des bagnoles qu'il passe sa vie à réparer. Cette main rêche, vallonnée, abimée par l'acier des ses outils. Elle s'est maintenue en l'air, comme ça, pendant quelques secondes et quelque chose de triste s'est inscrit dans le regard de papa, quelque chose d'assez triste pour faire regagner à cette main la fourchette qu'elle tenait avant. Hyun avait serré la mâchoire, détachant le regard du père pour le reporter une nouvelle fois sur ce drapeau, se demandant s'il était vraiment le sien, aussi ? Pas assez blanc pour papa, pas assez coréen pour maman. Son frère s'était levé, avait fait claquer sa main sur son épaule en le faisant sursauter, et s'en était allé dans un grand rire.
(last night) Kitty pousse la porte de la station. Elle a garé sa voiture juste en face et, dans le reflet des vitres, Hyun aperçoit Sean le nez collé à son portable, la mâchoire qui s'active pour réduire en poussière le chewing-gum devenu sa marque de fabrique depuis leur entrée au collège. Kitty fait sonner la porte d'entrée, regarde à gauche puis à droite, les deux mains plongées dans son blouson violet. Elle dodeline du chef, pousse un soupir pour la forme comme si venir acheter des clopes et une bouteille de whisky pour son petit ami la fatiguait plus que de mesure. Elle est belle Kitty, toujours aussi belle que l'année de leurs seize ans, quand elle s'était penchée sur sa table, dans la cafétéria, et lui avait demandé un truc (quoi, il ne s'en souvient plus, il était trop absorbé à ce moment là, par ces lèvres roses qui, elles aussi, formaient un mélange de « o » et de vague autour de son chewing-gum). A peine coiffée, les cheveux remontés dans une queue de cheval haute ; le même rouge à lèvre rose bonbon qu'à l'époque, elle traîne des pieds vers le comptoir, sors ses mains de ses poches de blouson pour poser ses coudes sur la surface plane. Hyun se redresse sur son siège, balance le magazine -qu'il ne lisait même pas- sur le côté et fais un vague mouvement de menton, l'air de lui demander ce qu'elle cherche. Cigarettes, marlboro light, et une bouteille de Jack ; il commence à avoir l'habitude maintenant. Passez trois années le cul vissé sur un fauteuil, à écumer la nuit en lisant de la mauvaise littérature et des articles de jardinage, en voyant passer des tas de visages s'accordant à des tas de personnalités, d'histoires différentes, et vous pourrez prédire façon magicien ce que les gens s'apprêtent à vous demander. Hyun se lève, attrape la bouteille et le paquet, les pose sur le comptoir tout près des mains de Kitty -elles sont manucurées, en violet comme son blouson-, et annonce le prix. Kitty fait la moue, ses sourcils se froncent un instant, avant de se redresser, comme s'ils cherchaient à atteindre son cuir chevelu.
— Hyun ? Hyun Abelard ?
qu'elle balance de ce ton mélodieux, enjoué. Merde. Hyun ne pensait pas qu'elle se souviendrait de lui.
— Salut Kitty.
Son ton à lui est moins enjoué, une sorte de mélodie monocorde, pas le genre à faire vibrer.
— Merde alors, ça fait une éternité ! Je croyais que t'étais parti, je croyais que t'avais quitté Crescent pour … Boston, c'est ça ? Merde alors, je pensais qu'on te reverrait plus.
Les lèvres d'Hyun se tordent dans un sourire qui lui coûte.
— Naah, tu sais, Boston c'était pas pour moi. Trop classique, trop coincé.
Kitty reprend sa moue. Un truc adorable sur son visage.
— Tu sais parfois, quand j'regardais la télé, ces émissions tu sais, avec des stars et tout, ben j'essayais de te trouver. Je me disais qu'un jour j'te verrai sur mon écran, à danser avec Jennifer Lopez ou Beyonce.
Hyun laisse entendre un rire, à la frontière entre l'animal blessé et l'amusement.
— Bientôt Kit'.
Hyun se laisse retomber dans son fauteuil.
— Je crois que Sean t'attends, je tiens pas à ce qu'il défonce la porte de la Station en s'imaginant que je te fais du rentre dedans ou quoi.
Kitty pouffe doucement, dissimulant ses lèvres du dos de sa main. Elle attrape la bouteille et le paquet de marlboro, lui fait un dernier clin d'oeil avant de disparaître.
— Bye Hyun, à une prochaine fois.
— Bye Kit'.

(en vrac) Hyun est issu de l'union de Jeff Abelard et de Sun Park. Une erreur, des dires de ses deux géniteurs. Sun était une jeune étudiante, ne s'attendait pas à tomber enceinte aussi rapidement, à cause d'un coup d'un soir qui n'aurait jamais dû être qu'un coup d'un soir. Jeff, lui, avait trop bu ce soir là et n'avait pas remarqué l'ovale des yeux de cette nana qu'il ramena chez lui. Neuf mois plus tard, Sun toqua à la porte de Jeff, lui laissant le gosse entre les bras avant de s'enfuir du pays pour retrouver le sien. Jeff se retrouva à élever deux fils. Le premier, Matt, issu d'une autre union ; et Hyun, ce garçon qu'il ne sait jamais comment appréhender, ce garçon qu'il aime et qui, pourtant, fait vibrer comme un sentiment de honte parfois, à l'idée qu'il ne soit pas totalement comme lui, comme eux, un "vrai américain". // Hyun, sa passion, c'est la danse. Il est doué, très doué, mais pas le meilleur. A ses dix-huit ans, il tente sa chance, s'achète un billet pour Boston, dépose ses valises dans un appart pourri, et passe trois ans à chercher du boulot sans en trouver, sans jamais percer, sans jamais voir son rêve devenir réalité. Il abandonne, finalement. Revient à Crescent et fait croire à une blessure au genou pour ne pas avoir à expliquer, à exprimer son échec.