Absolute random _(Remie)

J’m’ennuie.
J’suis en congé : c’est l’bagne.
Ça fait deux heures que j’tourne en rond sous l’plafond lézardé de chez moi et j’sais pas quoi foutre de ma peau. J’me suis levé aux aurores – à comprendre treize heures – sans parvenir à rester au pieu. J’ai bu ma première bière raisonnablement une petite trentaine de minutes après. Essayé de perdre du temps sous le jet d’la douche. Allumé la télé avant de l’éteindre aussi sec devant le ramassis d’conneries qui y passait.
Et depuis j’suis là, scotché à mon portable en harcelant les rare personnes qui acceptent de m’fréquenter en dehors de leurs obligations professionnelles. Y en a pas un qui répond.
Fait chier.
J’demande pas grand-chose pourtant : juste un peu d’temps à nous consacrer, à ma grande gueule et moi. Quand j’veux bien j’suis pas de si mauvaise compagnie. J’suis plutôt drôle. Plutôt pile électrique aussi. Adoptez-moi sérieux, vous le regretterez pas… tout d’suite.
J’fais défiler mon répertoire pour la dixième fois quand un des blases m’arrête. Un sourire qui n’présage rien de bon vient donner vie à mon expression figée. Remie. Cette chère tête blonde qui fait la morte depuis des jours. Ou du moins qui doit avoir complètement zappé d’me rappeler. J’ai la fâcheuse habitude d’essayer d’la joindre quand elle a cours. Ou alors qu’elle est sensée y être.
J’vérifie l’heure.
Avec un peu d’cul j’vais arriver à la chopper avant qu’elle se tire.

Un désagréable rideau de brume s’est levé en terrassant la fin d’journée. Ça m’colle à la peau et des mèches engluées m’tombent dans les yeux. Faudrait que tu t’les coupes mec. J’y fais pas attention et continue à tracer sur le bitume en resserrant mon col.
Ça fait dix minutes que j’allonge les jambes dans les artères aux drôles d’allures de East Vista. J’dis drôle parce qu’on sent qu’ici ça respire l’environnement propice aux p’tites vies familiales proprettes, mais qu’en même temps on y retrouve des fresques de graph’ carrément pas mal. Ça donne l’impression d’être dans un endroit unique. Honey, admire donc ce chef-d’œuvre : c’est sen-sa-tionnel. Vos gueules les connards.
J’toise tout ce qui passe à ma portée d’regard en espérant sûrement déclencher une catastrophe. Mais c’est pas comme le sud ici : personne soutient ces prunelles qui hurlent SACCAGE. On préfère détourner les yeux et continuer son ch’min.

Du coup j’arrive sans encombre devant les grilles joliment ornementées qui vomissent leur flot d’étudiants. J’ai aucun intérêt pour les blancs-becs affublés d’un p’tit sexe. Les filles en r’vanche… Elles sont toutes pimpantes et rassemblées en petites grappes bruyantes. J’ai l’éclat d’l’œil carnassier ; un squale dans un banc d’hors-d’œuvres.
J’guette la crinière blonde depuis l’autre côté de la rue, adossé à un mur étonnamment immaculé. J’attends pas longtemps parce qu’elle se faufile vite en dehors d’là. Enfant sauvage, elle détonne au milieu des autres avec sa moue révoltée. T’es cent fois trop bonne pour c’genre d’endroit Rems.
Y a un groupe de nanas qui la suit de près en s’échangeant des murmures et des rires vicieux. J’me doute que ça doit pas être de la pluie et du beau temps qu’elles causent.
Alors j’avance – prédateur - directement sur la p’tite. Une voiture m’klaxonne quand je traverse la route. Sorry dude. C’est pas que je t’ai pas vu, juste que j’en ai rien à foutre. J’lui adresse un doigt d’honneur bien haut pour lui transmettre le message.
Ça suffit à lui faire relever ses pupilles translucides et transpirer l’insurrection par tous les pores. J’ignore la mise en garde tacite. J’me plante devant Remie, parfaitement dans la confrontation, et l’attrape par la nuque pour lui frôler le coin des lèvres avec les miennes. J’demande pas la permission.
D’toute façon je sais qu’ça aurait été non.
J’viens d’appuyer sur l’détonateur, sans intro, aucune précaution. Rems elle déteste quand j’essaie d’la tripoter un peu et moi j’en redemande toujours.
Ça a au moins l’mérite de faire tirer la tronche aux p’tites connes derrière.

Ça loupe pas.
Remie m’arrache les tympans en jouant de ses cordes vocales alors que ma bouche vient juste de s’écarter d’sa peau. Elle aboie sur les gonzesses, l’canon d’une mitraillette en rafale qui affleure entre ses lèvres. J’agrandis les yeux une demie seconde et me mets à m’marrer.
J’ai même pas l’temps d’lui dire bonjour que son poing me bourre le biceps. La tornade démarre au quart de tour. Et fait d’ailleurs demi-tour.
J’relève pas, juste le temps d’adresser à la brochette bouche bée derrière un sourire outrageant.
J’me rassasie de la coloration que prennent leurs pommettes avant d’filer.
« Vas-y Rems, c’était pour être sympa merde… Attends-moi !»
J’rigole toujours en lui courant après parce qu’elle produit exactement l’effet qu’j’attendais.

Elle a seize ans poupée. Et à seize ans t’as la rage aux tripes. Envie d’gueuler ton existence à la face du monde alors que tu t’cherches encore. Tu rêves éveillée, prise entre l’enfance si douillette et le monde des adultes. Perspective excitante mais terrifiante.
T’as l’impression d’être décalée. Étrange. Insolite. Déphasée. T’es en rupture avec la terre entière, toujours à t’questionner sur cette obsédante dissonance.
T’es amusante poupée.

J’les rattrape sans mal, elle et ses enjambées furieuses. J’adapte l’allure à sa hauteur et me penche vers elle en lui servant les fossettes et les yeux qui pétillent.
« J’t’offre un verre pour m’faire pardonner. Promis j’cafterai pas à ta mère. » J’tisonne encore les braises en parlant de la grande despote. Et j’l’appelle comme ça parce que sa fille la décrit ainsi. « Une pinte en plus… »
Oups. J’secoue encore un peu plus mon petit tonneau de nitroglycérine. Remie exècre quand j’lui remets son statut de gosse sous l’pif. Qui plus est, j’la considère pas vraiment comme ça, surtout quand mes yeux s’attardent sur ses courbes tout en douceur et sa bouche parfaitement dessinée.
J’suis obligé d’esquiver les passants qu’on croise alors qu’elle avance d’un pas raide pour bien m’signifier son mécontentement.
Derrière-nous le portail de son bahut a complètement disparu.
« Allez, c’est bon tu peux arrêter d’jouer la comédie. On est plus qu’tous les deux. Et puis j’sais bien que j’illumine ta journée : avoue, elle était à chier vu la tronche que tu tires… »
Y a pas d’question dans ce que j’raconte, sauf rhétorique. J’suis parfaitement persuadé de lui rendre service et que son humeur ombrageuse n’est en fait due qu’à ses hormones en pagaille. L’âge ingrat.
Du bout de l’index j’lui désigne une terrasse un peu miteuse posée plus loin sur le trottoir. Mon ton est toujours aussi jovial. Et sans forcer.
« Alors tu préfères les devoirs ou un p’tit apéro ? »
Il est seize heures, c’est pile le moment.

La p’tite se stoppe net au beau milieu du macadam. J’emboîte le mouvement en m’demandant ce qui va me tomber sur l’coin de la caboche. Et j’suis servi : son index incisif se plante en plein dans l’muscle de ma mâchoire en fleur tandis qu’elle débite ses mots rageurs. Frustration qui rampe jusqu’au bout de ses nerfs d’ailleurs. La pointe du pied de Remie fuse droit dans le caoutchouc d’une bagnole qui se met à piailler. Les passants se retournent – curiosité plein phare dans les yeux braqués sur nous – puis se détournent en constatant la drôle de paire à l’origine du charivari.
Je hausse les épaules, peu convaincu par sa tirade, et me réapproprie une figure de joyeux drille.
« J’me doute que t’as pas que ça à foutre. » Trop intelligente pour s’esquinter les prunelles contre les lignes serrées de ses cahiers. « Et si moi j’te touche pas, alors qui a l’droit ? »
Ça, ça m’intéresse franchement. Aux dernières nouvelles, elle avait pas de copain. De toute façon elle peut pas ; si j’appartiens à toutes elles ne m’appartiennent qu’à moi. Possessivité maladive. Narcissisme déficient.

J’rigole quand elle me demande une chope avant de filer en direction du rade. Je la suis sans me hâter, tâte mon jean du bout des doigts. J’dégaine le carton plus vite que mon ombre et porte une clope à mes lèvres en la faisant rougeoyer avec lascivité. Gestes mécaniques grâce à la mauvaise habitude.
Mes yeux d’acier la lâchent pas quand elle se la joue enfant sauvage, auréolée de douce rébellion. J’la rejoins par le chemin normé et m’laisse tomber en face d’elle emmitouflé dans ma brume de nicotine.
« Ça aussi t’en veux une ? » Je lui agite le mégot incandescent sous le nez, à rien de lui griller une mèche blonde soyeuse.
J’espère toujours pouvoir allumer le bâton de dynamite.
J’finis pas me renfoncer dans le dossier et la serveuse se risque enfin à s’approcher de notre table.
« Une… pinte de blonde pour la demoiselle. Et une brune pour moi. » Contradiction oblige. Aucune formule de politesse ne vient ponctuer ma phrase. Ni même un coup d’œil pour sa poitrine plantureuse : mon regard ne fait que balayer l’expression bornée de Remie. Elle s’éloigne en acquiesçant.
« Bon Cheetah… » J’me doute qu’elle a un minimum de références pour saisir l’allusion au simien de Tarzan. « Tu vas t’détendre à un moment ? »
Après tout, le soleil brille, l’école est finie et les pétasses à mini-jupes sont derrière nous.
« C’était juste un p’tit bisou pour te dire bonjour. » J’me penche suffisamment pour distinguer les chatoiements océans de ses iris. « Tu m’as manqué, c’est tout. »
Presque véridique cette histoire. Remie représente un de mes passe-temps favoris, et me laisser sans nouvelles, c’est franchement cruel de sa part. J’fantasme sur l’fait qu’elle fantasme sur moi. J’ai beau savoir que la mioche n’a que seize printemps ça m’rebute pas. J’estime qu’à cet âge-là on a pleinement atteint sa majorité sexuelle et que c’est pile poil le bon moment pour commencer ses propres découvertes charnelles. J’suis un excellent prof en plus.
J’retrousse les lèvres, toutes canines dehors et commence mon inspection. Pas plus de cernes que d’habitude, un peu de rose aux joues, la moue maussade mais l’sourire pas vraiment loin…
Alors pourquoi est-ce que j’ai l’impression que quelque chose la tracasse ?

Fierté trop mal placée, j’déteste qu’on s’amuse avec mes jouets. Parce que si Remie s’entiche de quelqu’un d’autre j’vais pas savoir quoi faire de mes dix doigts. Et j’vais être obligé de l’envoyer dans l’décor, histoire d’être sûr d’obtenir au moins ses cauchemars.

La gosse se met à bouder, juste de l’autre côté du bois usé avec ses bras croisés dans une attitude de défense. L’genre en barbelés massifs et murs de trois cents pieds. Mais avec sa porte blindée entrouverte. Il suffit de savoir repérer les failles. Et à son âge, on en est bourré.
La serveuse revient, nous dépose les verres mousseux et empoche l’addition quand j’lui tends les billets verts. J’vois bien le sourire qu’elle me glisse en constatant le généreux pourboire ajouté. J’me contente de lui lancer un clin d’œil – presque discret – et évite de mater ses fesses en train de chalouper trop longtemps.
Je reporte mon attention sur Remie, et ce que j’vois n’augure rien d’bon. Elle a l’regard rigoureux. L’hiver en plein été.
La jeune femme s’enquille un bon tiers de la pinte et la repose sans aucune délicatesse. Je l’imite en levant d’abord ma bière dans sa direction. J’comprends qu’elle cherche à m’impressionner, p’t’être même m’intimider. J’comprends aussi qu’elle effleure même pas  un dixième de seconde le milieu dans lequel j’évolue. Ce qui s’confirme quand je l’entends débiter son lot d’a priori bateau. Qu’elle est douce quand elle veut bien la blondinette…

Je ricane puis me mets à franchement rigoler en m’imaginant dans la parure étincelante du chevalier blanc. Elle pouvait pas plus mal penser.
« Rem’s t’es toujours dans les emmerdes, j’y peux rien. » J’avale une nouvelle longue gorgée. Faut reconnaître que ça m’déplaît pas de débarquer pour lui filer la main, même si j’doute pas un instant qu’elle soit capable de se débrouiller toute seule. Puis je le fais pas exprès. Si vraiment j’venais lui sauver la mise y aurait déjà des funérailles à organiser pour ses camarades.
« Mais c’est pas d’ta faute. Les filles de tout à l’heure par exemple : c’est des p’tites salopes. L’truc c’est qu’elles vont t’foutre la paix pendant une semaine grâce à moi, t’sais ? »
Je décale ma chaise dans un raclement sonore en me rapprochant de la mignonne blonde au regard revolver.
« La prochaine fois essaye juste de m’rouler un vrai patin… » Je penche la tête vers elle, à un cheveu de m’appuyer dessus. Son odeur m’arrive en pleine figure. Une fragrance d’innocence mâtinée d’aventure. Elle sent le parfum éventée et l’eau fraîche. « Si tant est que t’en ais déjà fait. »
Je tourne mon visage vers elle, les yeux noyés dans ses iris bleutés. Pas farouche pour un sous, tout prêt à lui donner sa leçon du jour.