l'impression d'être une ville sans soleil

De fines paupières tremblotantes protégeaient ses iris du jaune fluo qu'envoyaient fièrement les lampadaires. Le silence s'autoproclamait roi de la rue, pour le plus grand plaisir de Nana. Roi tyrannique, roi mal-aimé, mais roi quand même. Nana se tenait là, les fesses posées sur le royaume de goudron. Il n'y avait qu'elle, le roi, les lampadaires et l'univers.

"Oh tu m'écoutes là ou quoi?

Malheureusement l'univers était sacrément peuplé ces temps-ci, par des vieux, des moins vieux, des beaux et des moins beaux. Elle ouvrit les yeux, deux petites secondes avant de soupirer.

"Ouais, ouais, carrément."

Carrément que non; qui était friand de ce genre d'histoire ridicule? Vous saviez vous que Anna, celle qui mettait toujours des air max là, mais si tu sais, toujours avec des décolletés de tepu, ouais voilà Anna, elle voulait se remettre avec son ex? Nana voulait hurler laisse moi tranquille, m'en fous, arrête de parler, mais elle n'est pas méchante, elle ne peut pas être méchante. Pourquoi fallait-il toujours qu'elle s'entoure de bouches bruyantes surplombées de regards vides? Nana n'aimait pas cette vie. Non pas qu'elle n'aimait pas les gens, simplement, elle n'aimait pas ces gens. Celles et ceux qui parlent trop, tout le temps, qui parlent plus qu'ils ne peuvent écouter, qui ne laissent jamais les gens tranquille, qui parlent tant que leur voix sonne comme un cri, un cri qui fait peur, un cri qui impose; Nana est terrorisée. Vite, vite, pitié, qu'elle arrête de piailler, que quelqu'un, quelque chose, une entité divine me sorte de cette terrible merde, Dieu si t'existe j'te l'rendrai, mais faut qu'elle la boucle, vite, pitié, pitié. Et soudain, comme si quelqu'un là-haut l'entendait, brrrr.... Elle ne parle plus. Nana sourit. Ce que le roi est bon. brrrr... Princesse du silence rouspète, fourre son poing dans la poche de son sweat: 581-732-0155 : (5) nouveau(x) message(s)

BOUM.

Vous avez entendu? C'est le cœur de Nana qui s'emballe. Et après le cœur viennent les jambes, putain putain je vais me faire défoncer, telle une gazelle chassée par une lionne, pourtant la gazelle file droit vers le lion. La savane est un champ de bataille aride régie par la loi du plus fort, et notre gazelle n'a pas du tout les caractéristiques du plus fort. Voilà déjà vingt secondes qu'elle s'affole, grande gazelle élancée devient petite brebis égarée, lion aux allures paresseuses devient loup terriblement menaçant. Et les étoiles ce soir assistent à un triste spectacle: la brebis affolée, fatiguée, perd les tout petits repères que son troupeau traînait, et elle s'arrête, essoufflée.

"T'étais où."

Et après les jambes viennent le souffle. Dans l'organisme de Nana, il n'y a plus l'énergie suffisante, plus assez de kiloJoules, plus assez de forces pour élever la voix et renverser le roi.

"Je t'ai posé une question, Nana."

Il était si grand qu'il cachait la faible lumière jaune du lampadaire. Et Nana lui arrivait à la poitrine, au cœur (et d'ailleurs elle le lui avait arraché, son cœur). S'il te plaît arrête, tu me fais peur. Elle ment, un tas de trucs se bousculent là-haut dans l'hémisphère nord, c'est sûr, mais c'est pire que de la peur.
Elle baisse les yeux.
Il hausse le ton.
Elle recule.
Il avance.

"D'abord tu réponds pas à mes messages et là je vois tu fais la traînée dehors, mec t'as vu l'heure ou quoi?"

Tout se serre: son tout petit cœur, sa toute petite gorge, sa main si large sur son bras si frêle, et elle n'arrive plus à réfléchir parce que là-haut ça rame atrocement. Pas à cause de la peur, mais à cause de l'amour. Depuis quand t'en as quelque chose à péter.

(...)

Nana lève son bras droit, l'autre lève son bras gauche. Elle sourit, l'autre sourit. Elle agite sa jambe gauche, l'autre agite sa jambe droite. Il n'y a plus de pénombre, il n'y a plus personne, il n'y a que le soleil qui éclaire ces deux pantins: Nana et le reflet de Nana. La planète Terre ne connaîtra jamais plus beau ou plus puissant qu'une fille qui se trouve jolie. Et entre ces quatre murs roses, serrée par sa jolie robe noire (c'est la robe à ta p'tite soeur ou quoi? tu sors pas comme ça), protégée par son fard à joues brillant, armée de son petit sac, Nana se trouve belle.