and so we meet again w/ Blair

Il ne sait pas vraiment ce qu’il fait là. Pour éviter la file d’attente, il est venu tôt ; il a laissé Mandy dans une colère noire qui foutait ses affaires dans une énorme valise pour lui faire croire qu’elle allait enfin quitter les murs de la maison dans laquelle il a investi une grosse partie du cachet de son premier livre. Il sait très bien que quand il rentrera, plus tard dans la soirée, elle sera enfermée dans leur ancienne chambre, sa valise défaite, son assiette sale dans l’évier, une bouteille de vin débouchée et bien entamée sur le grand bar en bois massif. Il n’a pas le moindre doute sur la question ; elle a tant de fois annoncé un départ qui tarde à venir qu’il en mettrait sa main à couper. Elle n’a nulle part où aller. Elle ne veut pas quitter la ville, et quoi qu’elle en dise, Aidan est ici son unique repère – il comprend son raisonnement. Mais il voudrait qu’elle s’en aille. Il voudrait tellement qu’elle s’en aille, qu’elle quitte la maison et n’y revienne jamais. Il la déteste autant qu’il l’a aimé ; et la situation le rend profondément triste, presque ailleurs.

Il remue lascivement son verre, pour faire tinter les glaçons qui rafraichissent un whisky sec, et soupire. Installé au bar, il se tourne légèrement en faisant jouer son siège pour scruter les alentours, les gens. Il n’est de retour à Crescent que depuis quelques mois, mais il ne se fait toujours pas aux nouvelles têtes qui peuplent la ville. Sa situation actuelle renforce ce sentiment qui le traverse de n’appartenir à rien. Il ne sait pas quoi faire ; il voudrait écrire, écrire encore, mais il n’en n’est pas capable – et si son divorce lui coûte cher, peut être sera-t-il obligé de revenir au journalisme. Et ici, ici… il n’aura plus qu’à écrire des articles ennuyeux sur des sujets tout aussi ennuyeux. L’idée le désespère, alors il reporte son attention sur son verre, puis sur les gens, qui comme lui, boivent un peu – pour ceux qui ne se sont pas encore mis à danser. Et puis, miracle, ou peut être pas – une silhouette connue se distingue au loin, et il n’en revient pas de mettre encore un prénom sur les traits qu’il scrute. Il s’approche, à pas feutrés, sans lâcher le brun des yeux, et attend d’être à sa hauteur pour pencher légèrement la tête et lui offrir un sourire. « Blair ? » il demande, en espérant que sa mémoire ne lui fasse pas défaut. « Ca alors… Aidan, tu te souviens ? » Et le blond d’espérer que la réponse ne soit pas négative, qu’il ne passe pas pour le plus idiot de tous les types de ce bar – et pourtant, ça ne serait pas étonnant, après toutes ces années, après tout ces changements.

Il en est à son deuxième verre et son rencard n'a toujours pas daigné apparaître. Il tourne au Dr Pepper parce que l'alcool et les antidépresseurs — qu'il a sagement décidé de reprendre — ne font pas bon ménage, mais c'était dans l'optique de s'accorder quand même une bière une fois que le garçon serait arrivé. Là, parti comme c'est, il va avoir le choix entre rentrer chez lui après deux pitoyables sodas ou dire merde et se bourrer la gueule tout seul. Ce serait stupide et il le sait, mais ce ne serait pas la première fois pour autant. Il est vexé. Il a envie de trouver l'adresse du type qui lui a posé un lapin et d'aller crever ses pneus ou de bourrer sa boîte aux lettres de trucs dégueulasses. Ce serait pas la première fois non plus, mais heureusement pour l'autre, il ne connaît rien d'autre de lui qu'un prénom qui est peut-être faux (Andrew) et une photo qui ne le représente peut-être même pas. Les bras croisés sur la table, il fixe intensément les bulles qui viennent éclater à la surface du liquide brun, l'air aussi concentré que s'il essayait d'invoquer le prince charmant — c'est-à-dire sourcils froncés, mais c'est juste parce qu'il est énervé et en train d'hésiter à partir sur le champ.

«Blair ? » Le son de son prénom efface aussitôt le froncement de sourcils et lui fait tourner la tête avec un peu trop d'empressement. Il aurait dû le snober un peu, le type, il le mériterait, et puis il n'aime pas avoir l'air désespéré. Ce qu'il est. Mais ce n'est pas Andrew qui se tient là et qui lui sourit avec ses dents trop blanches et trop bien alignées. « Ça alors… Aidan, tu te souviens ? » Blair est tellement pris de court qu'il ne répond pas tout de suite, mais ce n'est pas parce qu'il hésite. Il le connaît, ce sourire. Il les connaît, ces yeux. Ces yeux qui, par une magie étrange, arrivent à être d'un bleu perçant et chaleureux en même temps, parce que ce type ne fait rien à moitié. Parfois ce n'était pas loin d'agacer Blair, à l'époque où lui-même ne s'était pas encore complètement débarrassé du physique ingrat de l'adolescence. Enfin, il a changé aussi, Aidan. C'est normal en... Quoi, huit ans au moins ? « Bah oui, j'me souviens, » il finit par lâcher d'une voix un peu rauque. Il a peut-être connu un peu trop de lits depuis, mais pas au point d'oublier Aidan. C'était pas régulier, mais ça a quand même duré un bout de temps, et même s'il ne l'a jamais admis c'était sûrement plus sérieux pour lui que pour Aidan. « T'es tout seul ? » Le seul sous-entendu intentionnel dans sa question étant : tu te joins à moi ? Mais ça amène aussitôt d'autres questions qu'il est sûrement trop tôt pour poser. Alors il se retient et choisit une voie plus sûre, bénissant Aidan d'être arrivé avant qu'il ait jeté son dévolu sur l'alcool et oublié toute notion de savoir-vivre. Il fait assez de gaffes en ce moment. « Tu deviens quoi ? Je savais pas que t'étais revenu ici. » Forcément, vu qu'il a complètement négligé tous ses amis du passé lorsqu'il s'est laissé embarquer dans sa vie frénétique à Los Angeles. L'air de rien, il laisse quand même son regard dériver sur l'annulaire droit à la recherche d'une alliance. Ils ne se voyaient déjà plus vraiment à ce moment-là, mais il a quand même retenu l'information — Aidan marié, pas toucher.