SIN CITY

- la tête tournée vers les étoiles -
Elle a eu une famille, y a longtemps, une véritable, avec un père, une mère, des soeurs et surtout un frère. Aujourd'hui, il ne reste plus qu'elle et lui. Elle toujours là, et lui, en taule.
Il y a quinze ans, sans signe avant coureur, John s'est réveillé avec l'envie de les flinguer. Bam, quatre balles plus tard, il n'y avait plus personne sauf Baby Sin, l'unique survivante. La protégée des dieux, la rescapée.
Baby Sin, son surnom pendant de longs mois médiatiques où son visage larmoyant de gamine décorait tous les journaux et magazine people. L'affaire a tenu en haleine toute la population. N'importe qui se trouvait un lien quelconque avec Sin pour se sentir concerné par la tuerie. On a commencé par la plaindre puis par l'oublier, ne plus se soucier de la savoir trimbalée de famille en famille. L'horreur du meurtre a figé son visage, elle avait tout juste huit ans, pas un jour de plus.
Le deuil a arraché les expressions de ses traits. Du marbre, sa peau, du béton, ses yeux, du plomb, son coeur.
D'enfant sauvage et adorée, Baby Sin est devenue adulte mal aimable et méprisée.
Un drame ça t'enferme dans un cocon d'amour, ça t'autorise à être détestable jusqu'à ce que le temps fasse son oeuvre et qu'il détruise les bonnes excuses.
Son père était assureur, elle aimait bien, ça sonnait de confiance, comme s'il devait assurer, être dans le coup. Visiblement il ne l'était pas assez pour son frère. Sa mère non plus, un peu dépassée par ses gosses mais heureuse ; une battante sauf face aux balles. La sienne s'est incrustée pile entre ses deux yeux. Une magnifique gommette rouge collée au front en guise d'adieu.
On a récupéré Baby Sin sous le meuble de l'évier, entre les produits ménagers et la poubelle de la cuisine.

On résume trop souvent Sin au meurtre de sa famille. On voit pas plus loin que son frère en taule, que le cimetière blindé de tombes à l'abandon qu'elle va jamais voir parce qu'elle supporte pas la moindre responsabilité. Arroser les fleurs, entretenir la pierre ; elle a pas signé pour s'occuper d'eux, encore moins de leurs cadavres alors elle les laisse moisir. De toute façon, personne ne sera jamais là pour lui faire des reproches. Et puis elle y est pour rien si elle est toujours vivante, si son con de frère n'a pas été foutu de regarder sous l'évier. Tout le monde aurait préféré la voir morte, une gamine, c'est juste du soucis en plus. Depuis, Sin fait comme si ça n'existait pas, comme si ce n'était pas grave. Elle s'engrosse d'une froideur douloureuse, son âme est recouverte de pics de glace. Sinéad n'a rien d'attachant, rien de sympathique. Elle est le portrait de la gamine sans la moindre saveur. Pas de charisme, son silence est meublé par le vide. Dans ses yeux résonnent l'écho des flashs et des rumeurs à son encontre. On ne lui a jamais rien donné d'autre que ce qu'elle quémandait. Pas d'amour, pas le temps, pas de rituels qu'ont parfois les mômes. Un jour tante Bidule l'avait sous le bras dans sa caravane et le lentement, l'oncle Arold la ramenait dans son ranch pourri pour lui faire curer les écuries puantes. Une bouche de plus à nourrir, pas une môme en deuil, à qui on pose des questions pour savoir si tout est connecté là-dedans ou non. On la laissait se délaver, lui enfilait les vêtements de ses sœurs mortes par manque de moyen. Les tâches vertes d'herbe sur ses genoux n'étaient pas les siennes et elle imaginait, Daisy se rouler dans le jardin, courir, tomber pendant qu'elle osait à peine bouger dans un coin de l'énorme salon de sa grand-mère. Baby Sin était adorée uniquement dans les journaux et à la télévision. En réalité, elle était juste responsable de deux invasions de poux à l'école. Voleuse notoire qui compensait l'absence de ses soeurs par ce qui ne lui appartenait pas. Personne ne lui disait rien : les professeurs parce qu'ils lui trouvaient des excuses, le reste de sa famille parce qu'ils s'en fichaient.
C'est comme ça qu'elle est devenue ce qu'elle est aujourd'hui : méprisable, cynique, agressive, irritable.
Et surtout seule.
Elle dégueule de tous ses pores une tristesse corrosive. Si elle n'a jamais cherché des réponses, Sin a fait des autres des cibles à abattre, des punching-ball facilement méprisables. Elle exsude le paradoxe de vouloir venger sa famille tout en rendant chaque mois visite à son frère, l'assassin. Bizarrement, elle lui trouve des excuses, lave ses vêtements, lui donne un peu de fric et rentre chez elle ; froide, spectrale, vidée.
Tout ce qu'est Sin n'est pas réel puisqu'ils sont morts.
Le soir elle pense à tous ces connards qui lui disent de sourire parce que c'est bon pour le commerce. Si elle ne leur répond pas c'est parce qu'elle sait que les insultes ne sont jamais bien loin, pas au bord de ses lèvres mais sur sa langue, au trois quart, quelque part au niveau de ses prémolaires.