( la tête tournée vers les étoiles )Tu fais la gueule. Tout le temps. C’est comme ça et ça l’a toujours été : d’aussi loin qu’on s’en souvienne, t’as toujours fait la gueule. Peut-être parce que ton père n’y allait jamais de main morte lorsqu’il s’agissait de te coller une claque, ou peut-être parce que ton comportement faisait que tu en prenais trop, qu’est-ce que tu en sais ? Tu fais la gueule, point. Même aujourd’hui qu’il n’est plus là pour te rouer de coups chaque fois que tu rentres un peu tard, tu continues à faire la gueule. La même gueule de loup qui a mordu sans crier gare et celle-là encore que tu tirais à son enterrement. C’est une seconde nature chez toi : jamais heureux, jamais souriant ; toujours ténébreux, quelle que soit la saison. Le soleil de l’été n’y change rien, les shorts de bain non plus – d’ailleurs tu n"en portes jamais car tu ne sais pas nager et n'aimes pas le soleil. Tu fais la gueule quand tu te réveilles la nuit, victime d’un cauchemar. Les images de
son cadavre se superposant à celles de tous les autres que tu as tué.
Il faut dire qu’ils sont nombreux. D’abord une balle dans le genou pour les faire tomber, fuite avortée. Puis une dans la tête lorsqu’ils ont le malheur de vouloir protester. Ton insigne, à toi, c’est ton permis de tuer et tu en abuses au quotidien, véritable bête noire du service, flic aux méthodes si musclées qu’on s’étonne encore qu’il soit en fonctions. A croire qu’on ne trouve pas plus efficace que toi pour coffrer les criminels - à défaut : les faire rendre l’âme afin qu’ils n’emmerdent plus personne. Tes préférés ? Les gars violents, forcément. C’est toujours un plaisir de leur poser le canon sur la tempe et de leur murmurer un
« perdu » sombre de colère froide avant de presser la détente.
Tu fais partie de ces flics mutés en banlieue parce qu’on ne peut pas laisser des sauvages comme toi évoluer en centre-ville mais aussi parce que sans ta violence, les bas quartiers deviendraient de véritables zones de non droit propices aux révolutions où aux guerres civiles. On t’a mis là parce que tu es fait du même bois que ceux que tu traques au nom de la justice. Un meurtrier, voilà ce que tu es. Pas maladif, mais presque. Un enfant en colère d’avoir été battu par un connard et d’avoir perdu sa mère dans une fusillade. A Chicago, ce genre de pertes arrivent tous les jours mais, pour toi, ça a signé le début de l’enfer sur Terre. Les claques sont devenus des coups,
l’autre s’est mis à boire : tu en gardes des cicatrices sur tout le corps. Et puis, un jour : la fracture de trop. Douze ans. Papa est mort, dis bonjour aux services sociaux.
Ca aurait pu plus mal tourner. Des gamins de douze ans ayant tué un de leur proche avec une arme, ça aussi, ça arrive plus qu’on ne le croit à travers tout le pays. Ce connard était flic, comme toi, et tu dégueules qu’il ait dégueulassé l’insigne en battant son gosse. Beaucoup de tes camarades du foyer social au sein duquel tu as grandi ont choisi l’autre voie : celle de la criminalité et des gangs. On ne t’avait pas élevé comme ça. Malgré tout le mépris que tu avais pour ce salaud, les valeurs qu’il défendait ont forgé ton esprit d’homme de loi extrémiste : les ordures, ont les butes. Point final. Est-ce qu’il s’en est mordu les doigts quand il t’a vu pointer son arme de service dans sa direction ? Possible. C’est de là que te vient ce
« perdu » que tu répètes inlassablement, à chacune de tes exécutions. Comme le gosse qui tu étais ce jour là, au moment où la balle est partie.
Il a joué, il a perdu.
Il faut des juges et des arbitres pour que la société fonctionne. Tu en es un parmi tant d’autres. C’est juste que tes méthodes, à toi, choquent tes supérieurs.
C’est comme ça que tu es arrivé à Crescent Heights. Mutation. Contre ton gré, évidemment. Alors tu fais la gueule. Encore, toujours. Et puis tu fais ton job aussi, parce que, des ordures, il y en a partout. Si personne ne te regrette à Chicago – pas de famille, pas d’amis proches, pas de femme – personne ne semble être heureux de t’accueillir, ici non plus. Partout où tu vas, tu plombes l’ambiance. C’est peut-être ta carrure, c’est peut-être ta grande gueule. Personne ne te fait peur, alors tout le monde a peur de toi, c’est comme ça que les choses marchent. Tu t’en fous royalement, cela dit, n’abuses ni de ton autorité, ni de ta force physique quand ce n’est pas nécessaire. L’indifférence c’est tout un art et s’il n’y a pas dix mille choses pour lesquelles tu es doué, il faut bien reconnaître que celle-ci en fait partie : Tu fais la gueule et tu t’en fou. Les supérieurs, les ordres, les garde-fous : tout cela te passe par-dessus la tête. Ca se passe comme tu l'entends, un point c'est tout. Tu vis pour ton boulot parce que tu n’as rien d’autre à faire de ta vie. Même tes loisirs semblent influencés par ton job : la chasse, il n’y a rien de tel pour rester alerte sur le terrain ; les séances au stand de tire, pas mieux pour toujours viser dans le mille. Le reste du temps, tu lis, tu fais du sport ... tu fermes ta gueule.
Lorsque tu picoles - rarement, donc, car tu ne veux pas devenir comme ton vieux - tu deviens quelqu’un d’autre : un mec qui parle plus, parfois même qui rigole. C’est souvent noir, sarcastique, mais ça te donne l’impression de t’amuser. Il faut dire que tu fais rarement les choses par hasard ou par plaisir. Sauf le sexe, ça oui, c’est toujours par plaisir – jamais par amour. Tu ne t’attaches pas, ne lies pas de relations amoureuses, tout juste si tu sais en lier qui soient amicales. Tu es ce type qui, au sein d’un groupe, ne participe pas aux conversations sauf quand une connerie plus grosse que celui qui la dit tombe dans la marmite et qu’il te devient impossible de ne pas le signaler. Ta franchise : le frein à ton évolution professionnelle comme à ta vie privée.
Tu arpentes les rues de la ville depuis un an, commences à te faire connaître, on ne te cherche pas de noises. Derrière ta morosité, tu transpires la confiance en toi, non pas parce que tu te pavanes comme un coq mais parce que ton regard ne laisse rien passer. Il dit au monde que tu n'es pas là pour enfiler des perles, que tu ne te laisseras pas emmerder par un con ou par qui que ce soit d'autre. T'as tué ton père ; tu n'as plus ni dieu, ni maître. Les quartiers les plus pourris de cette ville l'ont appris à leurs dépends. Tu ne réfléchis pas : tu fonces, parfois même tu tires sans sommation. On s'arrange toujours pour dire que tu étais en état de légitime défense, à croire qu'on a trop besoin de toi ici pour te faire payer tes bavures.