I forget what I'm worth {Ambre}

( la tête tournée vers les étoiles )


Ambre, c'était un gamin plutôt simple. Il était fils unique, bénéficiait de l'exclusivité auprès des parents. Il était particulièrement proche de sa mère, avec qui il partageait beaucoup de choses. C'était elle la première à le faire poser un pied sur la glace. Depuis lors, il n'a plus arrêté. Au début, c'était leur plaisir à deux, ils prenaient des cours adaptés aux parents/enfants, mais très vite Ambre a surpassé sa mère, surpassée le groupe. Il était très jeune quand il a commencé à vouloir en faire son métier. La moindre compétition passant à la télévision, il regardait. Il eut la chance d'avoir des parents dévoués. Coach personnel, équipement de qualité, cours aménagés, sport renforcé ; ils lui ont permis d'avoir tout le nécessaire. Outre les quelques amis qu'il se faisait à la patinoire, il n'avait pas énormément de proches de son âge. Il faut dire que ses cours se faisait à domicile, car l'école était beaucoup trop contraignante pour ses horaires d'entraînements, et qu'il lui arrivait de devoir aller à l'étranger pour certaines compétitions. La solitude à cet âge est particulièrement compliquée à affronter lorsqu'on la confronte. Ambre tentait de se rassurer en se disant qu'il avait ses parents. Les gens qui le soutenaient dans le public. Mais ce n'était pas assez la plupart du temps. Alors il demanda à aller dans un établissement scolaire. Des mesures furent prises allégeant son emploi du temps et sa charge de travail personnel. Il visait les Olympiques de 2014, où il aurait alors dix-sept ans. Pour cela, il devait suivre un entraînement intense de patinage, de gymnastique, de musculation, il devait travailler son endurance, son agilité, ses étirements matins et soir. À treize ans déjà il ne comptait plus le nombre de fois où il finissait par s'endormir sur ses leçons, où il révisait ses sauts dans les couloirs de l'école, et finissait ses devoirs dans l'avion. Ses parents s'inquiétaient, mais de toutes les fois où ils en avaient parlés, Ambre n'avait rien voulu entendre. Il savait que c'était dur, mais il voulait se battre, résister et persévérer pour pouvoir sentir la joie et la fierté au moment de la réussite. Tout allait pour le mieux à cette époque-là. Les choses ont commencé à déraper alors qu'il prenait ses quatorze ans.


Depuis quelque temps, déjà, il avait remarqué. À l'école, c'était l'âge d'or de la curiosité et de l'exploration. Tout le monde jouait les entremetteurs les uns avec les autres. Son groupe d'amis, eut la bonne idée de faire un jeu de la bouteille auquel il participa à reculons. Il embrassa trois personnes. Deux amies, et son meilleur ami. C'est là que cela l'avait frappé. Il ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi. Pourquoi avait-il préféré la sensation des lèvres de son bff plutôt que celles de ses deux amies au physiques pourtant simple et élégant ? Pourquoi avait-il croisé les doigts pour que la bouteille les désigne à nouveau ? Ambre n'était pas idiot. La reproduction et l'identité sexuelle étaient au programme de sciences cette année-là, il savait ce qui se tramait. En revanche, une chose l'effrayait : ses parents. Il ne pouvait pas le garder pour lui. Ambre, il aurait été incapable de ne rien dire sur le sujet. Alors en rentrant, plus tard, il s'est lancé. "Papa. Maman. Je crois que j'aime les hommes." Une bombe. Voilà ce que c'était une bombe qui, maintenant qu'elle venait d'exploser, allait déchirer toute la famille. Le quotidien avait bien changé. Tous les jours, son paternel lui parlait de médecins capable d'arranger la situation. Ses parents, pour qui c'était une abomination, pensaient bien faire. En vérité, ce dégoût n'a servi qu'à réveiller l'esprit de révolte du jeune garçon. Plus le temps filait, plus il prenait ses propres décisions, sans la moindre autorisation. C'est devenu un habitué des teintures, il a commencé à fumer, s'est fait son premier tatouage sur la cheville, est sortit avec des hommes. Que de choses qui ne faisait que l'éloigner de ses parents. Il se disait que, s'ils étaient incapables de l'accepter, alors il se foutait bien de leur avis. Il n'avait pas l'intention de changer. Ambre eut malgré tout un gros pincement au coeur lorsque ses parents ne daignèrent pas même se montrer à l'une de ses compétitions. Et ce n'était que la première fois d'une longue série. La vie de famille était devenue atroce. Les parents ne comprenaient pas où ils s'étaient trompés. Le gamin ne comprenait pas l'incompréhension des parents. Le courant était absolument rompu. Alors quand le grand jour est arrivé, lorsqu'il avait dix-sept ans, il y avait un arrière-goût d'amertume. Les qualifications aux Olympiques, il y était enfin. Son père avait fermement refusé de venir. Sa mère avait suivi son jugement. Il avait pour tout soutien son meilleur ami. Peut-être était-ce à cause de cela. Peut-être que la rupture avec son petit ami la veille avait aussi contribué. Peut-être était-ce parce qu'il n'avait rien mangé à cause du stress le matin. Il l'avait senti à la seconde où il avait posé un patin sur la glace. Quelque chose n'allait pas, il ne le sentait pas. Mais c'était une place pour les Olympiques dont on parlait ici. Alors tant pis, il s'était lancé. Au bout d'une minute trente, il comptait déjà deux chutes. Lui, qui avait quasiment tous ses quadruples, était tombé sur un double et un triple. Puis l'erreur fatale. Son dernier saut, un quadruple axel. Il ne sait pas trop comment il a fait. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il était au sol et que sa jambe entière le faisait énormément souffrir. Il avait voulu se relever pour au moins terminer, mais il en avait été incapable. Les larmes avaient coulé d'elles-mêmes quand l'équipe médicale était venue le chercher sous les regards inquiets du public. Que ce soit la douleur physique, le sentiment d'abandon et la colère qu'il ressentait envers ses parents, le regret dû à ses chutes, il avait l'impression de tout ressentir excessivement. Le bilan tomba plus tard, après l’auscultation. Fracture du tibia et cheville cassée. Disqualification pour raison médicale. Il savait parfaitement ce que cela voulait dire. Il mettrait au moins un an à s'en remettre complètement au point de pouvoir reprendre le sport. Comptant son âge, il continuerait à grandir. Ce qui voudrait dire qu'au bout d'un an sans pratique et en grandissant, il perdrait tout. Ses sauts, son équilibre, sa souplesse. Il faudrait tout réapprendre. C'était foutu. Tous ses rêves, ses ambitions, venaient de s'envoler en éclat par la faute d'une seule chute. La chute de trop. Ce n'était pas impossible. Dans le pire des cas, la rééducation et le temps de ré-apprentissage dureraient maximum deux, trois années. Cela lui permettrait de reprendre les compétitions à vingt ans, un âge encore acceptable. Mais au final, il n'était pas certain d'en avoir envie.


Depuis, les choses ont encore prises une tournure différente. Sa rééducation a été plus longue que prévue. Un an et demi de perdu. Ce n'est qu'à 18 ans qu'il se décida. Les heures passées à être cloué dans son lit ou dans un canapé lui avaient au moins permit de réfléchir à ce qu'il voulait. Il lui restait un petit espoir. Ambre n'était pas du genre à baisser les bras et se laisser battre, et il devait bien avouer que la glace lui manquait. Mais il n'a pas pu reprendre immédiatement. Même après avis favorable du médecin de reprendre la danse, la gym, la musculation, la course, et le patinage, ses parents eux, n'étaient pas du même avis. Ils ne reconnaissaient plus leur fils. Ils le blâmaient pour ses chutes aux qualifications, l'accusant de ses précédents agissements, de ses relations "immorales", trouvant des liens incongrus entre toutes ces choses. Alors ils avaient pris une décision. Lui laisser un ultimatum. Plier le genou, sortir avec des filles, et ils continueront à lui donner un soutien budgétaire. Ou bien, rester fière, faire sa vie, mais sans aucune participation de leur part. La décision fut vite prise. Ce choix n'en était même pas un. Ses parents l'obligeaient à choisir entre eux ou lui. Certains dirons que c'était égoïste. Pour Ambre, ce n'était rien d'autre que de l'évidence. Il aimait ses parents, du plus profond de son cœur, mais il n'était pas prêt à se sacrifier pour eux. C'est probablement cela qui a rompu définitivement le peu d'entente qu'il restait entre eux. Du jour au lendemain, il s'est retrouvé dehors. Ses parents l'aimaient aussi, du moins, il l'espérait, mais c'était le genre de personnes strictes qui n'hésitaient pas à prendre des mesures drastiques si besoin. En moins de trois mois, ses parents étaient retournés vivre en Corée du Sud, dans le pays de sa mère. Ambre avait réussi à trouver un coach personnel, qui l'aiderait à se remettre sur des patins. Il s'était donc arrangé pour obtenir une chambre, au moins pour quelques mois, chez son coach. Le temps de se trouver un job et un appartement. Maintenant, il a vingt ans. Il n'a plus la moindre nouvelle de ses parents. Souvent, il regrette et se dit qu'il souhaiterait pouvoir retourner dans le passé. De toute manière, à moins d'être le Docteur Who, c'est impossible. Alors il essaie de ne pas y penser. Il vit toujours chez son coach. Au final, les deux sont devenus comme des frères, et le deal de la colocation en continuité n'a même pas été abordé, tant c'était devenu une évidence. À l'heure d'aujourd'hui, il travaille à ravoir ses triples sauts, et a l'espoir de regagner ses quadruples d'ici une à deux années. Alors, il pourra reprendre les concours, se refaire un nom, et retrouver ses ambitions. En attendant, il économise autant qu'il le peut pour payer tout ce qu'il faudra plus tard payer : les différents billets d'avion, les hôtels, et tout ce qui incombe de la responsabilité d'un sportif de niveau mondial. Il s'est trouvé un job dans un petit café du coin, rien de bien prétentieux. Pour arrondir les fins de mois où il a parfois du mal à joindre les deux bouts, il use de ses talents de danseur dans les boites de nuits. Au fond, il est un peu paumé. Mais il garde la face. Après tout, en 2018, tout le monde est en quelque sorte paumé, n'est-ce pas ?