run boy run - jessil

Levé quatorze heure. Pas mal. T’aurais pu faire pire. Clairement. Faut dire, hier, tu t’es pas éternisé au Sinners. T’as rangé et tu t’es cassé. T’as même pas attendu que les filles se cassent. Flemme. Faut dire, t’avais quasiment pas dormi depuis la nuit d’avant. Alors t’avais qu’une envie, c’est d’te foutre au lit. La gueule encore décalquée, tu mets du temps à émerger. Mais après une douche et un bon petit déjeuné du midi, t’as envie d’bouger. T’es de ceux qui détestent rien faire. T’as besoin de bouger. Quitte à faire n’importe quoi. Et quitte à faire n’importe quoi, autant que ça ait un peu de sens. T’envoies un petit message à Jess. Jess que t’as pas vu depuis la dernière fois. Depuis cette soirée où vos lèvres se sont retrouvées sans que tu comprennent vraiment le pourquoi du comment. Pourtant t’avais pas prévu ça. C’baiser. T’avais pas prévu de jouer sur ce tableau. Toi, tu voulais juste le faire sombrer dans tes conneries illégales. C’est tout. Le rendre moins lui et plus toi. Tu sais pas trop quoi en penser. Surement juste un nouveau moyen de l’faire tomber. Pourtant, y’a ce petit doute. Quelque part. Ce petit avertissement à l’intérieur. Tu t’lances dans un jeu dangereux.

Tu souris en l’voyant là. Cheveux trop bien coiffés. Vêtements trop bien repassés. Il est trop sage c’gamin. A croire qu’il a réussi quelque chose le padré. Un putain de gamin parfait. Ca rattrape l’autre. Celui qu’il a abandonné à la société. Il aurait du savoir que la société était trop fucked up pour faire un gosse qui tient la route. Y’a c’gout acide qui remonte. Celui de l’amertume. D’la colère contenu. Pourquoi lui et pas toi. Il avait quoi d’mieux hein ? C’est même pas son vrai gosse. Il avait quoi d’mieux qu’un gamin de 5 ans ? Ses yeux se posent sur ton visage. Là. De loin. Tu remets ton masque. Un sourire. Vague geste de la tête. Tu t’approches encore, observant sa gueule angoissée. T’as envie d’le faire flipper. Tu vas l’amener un peu plus dans ton monde. Celui où la limite de la légalité est controversée. Avant d’arriver jusqu’à lui, tu passes à coté de ces tables en terrasse. Ces tables où les touristes laissent toujours leur téléphone trainer en profitant d’un café. Sourire. T'en as repéré un. Bien en évidence. C'est beau putain. Alors tu l'chopes, le téléphone. Tu l'chopes avant d’te mettre à courir comme un dératé. T’attrapes la main du gamin au passage « COURS ! », l'attirant une nouvelle fois dans tes conneries. Et tu ries. L’adrénaline éveille déjà tous tes sens. T’es plus rapide. Plus fou aussi. Derrière toi, l’gars vous court après. Et ça ne fait que rendre le jeu plus amusant. Toi, c'est comme ça que tu vis.

Jess commence à doucement paniquer. La mine de son crayon n’arrête pas de se briser. Les marges de son livre n’arrêtent pas de se déchirer sous les coups de gomme. Les pages sont de plus en plus sales et encombrées. Son bureau s’efface lui-même sous les pelures de crayon et de gomme, sous les brouillons déchirés.

C’est la troisième fois qu’il relit le Premier Amour de Tourgueniev. La troisième fois que Zinaïda mène Vladimir à sa destruction, qu’elle se joue de lui, de son père, et de tant d’autres à la fois. C’est la troisième fois que Jess se perd dans cette pathétique tragédie. Tout lui échappe. Il n'arrive pas à saisir l'origine de tout ce pessimisme. Il n’arrive pas à comprendre la logique de tels comportements. Sûrement, personne ne pourrait se faire manipuler aussi facilement ? Personne ne pourrait être si cruel ? Et cette relation père-fils n’est-elle pas anormalement malsaine ?

Jess est à deux doigts de la catastrophe. Peut-être que s’il reste allongé sur son bureau, qu'il ferme les yeux fort, fort, fort, quelque chose finira par faire sens ? Peut-être qu’il comprendra la logique derrière tant de cruauté ? Peut-être qu’il arrêtera de se sentir aussi dévasté face au sort de Vladimir. Peut-être que s’il explique clairement à quel point il n’est pas équipé pour parler d’amour, de premiers amours, de relations père-fils, ou de toute expérience humaine, vraiment, son professeur lui donnera quand même la moyenne ? Après tout, il aura forcément pitié : Jess est encore plus pathétique que Vladimir.

Vladimir n’aurait pas été assez bête pour perdre son premier véritable baiser avec un garçon qu’il connaît à peine. Ou avec un garçon tout court. Du moins, pas en étant hétéro. Aucun héros, aussi pathétique soit-il, aurait perdu son premier baiser d’une manière aussi frustrante. Et personne n’aurait perdu sa concentration à cause d’un baiser qui ne veut clairement rien dire. Après tout, ce n’était qu’une erreur momentanée. Peut-être que Sil embrasse tous ses amis comme ça ? Pour un garçon aussi frivole et spontané, c’est sûrement le cas, n’est-ce pas ? Et il est sûrement normal de se sentir aussi étrange après le moindre baiser. Ça ne veut sûrement rien dire. Son manque de sommeil, son étrange sentiment à chaque fois qu'il y repense, et son manque de concentration sont sûrement les symptômes d’un devoir beaucoup trop barbant.

Qu’est-ce qu’un héros ferait à sa place ? N’importe quel héros accepterait l’invitation de Sil, n’est-ce pas ? L’accepter permettrait enfin de se vider l’esprit, de se défaire de l’angoisse de la page blanche, de respirer un instant. L’accepter permettrait surtout de prouver que ce baiser ne signifiait rien, ne définit pas la vie amoureuse de Jess, et que si un jour il devait en venir à écrire les mémoires de ses Premiers Amours, Jess pourrait passer outre. S’il en est à poireauter bêtement, accroché à son téléphone, que Sil débarque à son propre rendez-vous, c’est justement un signe que tout va bien.

« COURS ! »

Jess n’a le temps que de relever la tête : un instant, il regarde Sil s’approcher de lui ; la seconde suivante, il se fait entraîner par ce dernier. Il ne comprend ce qui se passe qu’après trop longtemps, le souffle déjà court. La panique s’installe rapidement—trop rapidement. Il arrive à peine à suivre Sil sans s’étaler au sol, son corps est à déjà à bout de force, et son imagination lui promet déjà l’arrivée des forces de police et une fin catastrophique. Mais ce n’est finalement que lorsque Sil l’entraîne dans une ruelle étroite qu’il finit par s’écrouler.

« Putain ! Putain ! Putain ! »

Avachi sur le bitume répugnant, Jess commence à reprendre pieds dans la réalité.

« T'es un putain de malade !... »

Tu l’accueilles comme une vieille amie, cette adrénaline qui déferle à l’intérieur. Cette tempête au gout de liberté. Et malgré les vagues, tu t’laisses pas submerger, continuant juste à courir un peu plus vite. Un peu plus loin. Tu tiens sa main un temps. Assez pour l’entrainer. Assez pour l’sentir s’évader de sa prison dorée. Là. A coup d’illégalités. Y’a une certaine beauté dans son visage terrorisé. Tu l’entraperçois parfois à travers le vent pendant que vous fuyez cette étrange réalité. La course dure quelques minutes qui pourraient êtres des heures, ou juste des secondes. Le temps est déformée par cette impression de flotter dans une autre dimension. Une dimension où il n’y aurait plus rien d’autre que la sensation d’être en vie. Tu sais même pas si on vous poursuit vraiment. Probablement plus maintenant. Sourire. Tu l’pousses presque brusquement dans une ruelle. Là, au détour du chemin. Et t’exploses de rire en l’regardant s’écrouler à moitié sur le sol dégueulasse. T’as l’coeur qui manque de s’échapper de ta poitrine. La sensation est bandante. Foutrement enivrante. Tu cherches ta respiration lorsque tu ressors le téléphone de ta poche. Et avec une habitude presque déroutante, tu sors la carte sim, la pliant en deux avant d’la jeter par terre. Puis t’éteins le téléphone pour les empêcher d’le retrouver.

Tu souris malicieusement. Y’a c’truc qui s’est allumé dans son regard. Tu sais pas tellement si c’est d’la colère ou de l’excitation. Peut-être un peu des deux. Mais elle est belle, cette étincelle. Comme s’il découvrait la vie pour la première fois. Tu t’approches d’lui, avachi sur le sol, le souffle court. Tu ris doucement, glissant le temps d’un instant tes doigts dans ses cheveux. « Alors, ça t’fait quoi d’vivre en vrai ? » Sourire. Le pire, c’est que cette fois, tu mens pas. Pas de piège. Pas d’arnaque. Cette sensation, ça a toujours été la plus vraie que tu connaisses. La plus proche de la vraie liberté. Tu récupères le téléphone pour le faire tomber entre ses jambes. « Cadeau » Tu ris encore avant de t’avachir à coté d’lui, le poussant gentiment. T’sais bien qu’il a probablement envie d’te buter. Et faut bien l’avouer, ça t’fait un peu bander. T’as toujours trop aimé ça. Rendre les gens fous. Les amener jusqu’aux limites des limites. N’importe quoi pour éviter l’indifférence. Alors tu pousses les gens toujours plus loin. Toujours plus fort. Et bordel, tu crèves d’envie de voir jusqu’où il ira, lui. Jusqu’où tu pourras l’pousser avant qu’il craque. Avant qu’il explose de colère. Tu t’demandes franchement si ça sera avant qu’il sache. Tu pensais avant. Tu pensais qu’il suffirait d’un rien. Pour qu’il craque. Mais il est toujours là. Même après des mois. Des mois à supporter tes conneries. Tes folies. Et il va de plus en plus loin. A chaque fois, il avance un peu plus sur les chemins noirs et sans destin. Pauvre gamin. Il est mal tombé finalement. C’est tout. « On peut aller l'revendre et s'acheter un max d'alcool » Tu ris doucement. Faut voir où l'alcool vous a amené la dernière fois. T'es même pas sur qu'il s'en souvienne.