Wicked addicts _ (Madim)

« Pourquoi c’est à moi qu’tu refiles ça ! »
Je persifle entre mes dents, l’accent à couper l’couteau, crispé sous l’effet de la colère qui afflue en rugissant. La tête vient juste de m’annoncer qu’il fallait que j’fasse du sup’ en jouant les gros bras à l’entrée d’un pauvre rade sur la jetée. Tout ça parce que c’est un de ses potes – même s’il l’a qualifié de « relation professionnelle » - qui tient les lieux.
« C’est que trois heures. Un des employés l’a planté et il est en galère. J’te fais assez confiance pour t’mettre dessus. »
Ça suffit à m’calmer. De toute façon j’ai pas mon mot à dire. Y en a pas beaucoup qui arrivent à m’faire taire, mais la tête fait partie du lot.
Pour la forme j’réclame une bagnole.
J’vais pas m’gêner pour cendrer sur l’tableau de bord.

Un bâillement me décroche la mâchoire. Cent quatre-vingt minutes à faire le piquet et rembarrer des mecs trop bourrés ou trop fauchés pour rentrer. J’ai même pas pu m’envoyer une seule ligne de la soirée, pas étonnant que j’ai du mal à freiner la fatigue qui m’ronge. C’est pas plus dur qu’au Sinners, mais largement plus chiant parce que j’sais que j’ai pas la même liberté ici. Tim peut pas gueuler. Tim peut pas cogner trop fort. Tim peut pas reluquer trop ouvertement les clientes bien foutues.
J’m’emmerde.
J’détaille toute cette foule hétéroclite qui se presse en direction de la grande roue. Le beau temps est à nouveau de la partie et des gens de tous poils se décident à sortir de leur hibernation. J’resserre le col de mon blouson quand un vent encore froid m’ébouriffe la tignasse. Le patron vient enfin m’voir et m’empoigne la main solidement pour me remercier du coup d’pouce. Super, j’pensais au moins avoir un bifton à dépenser ce soir en pourboire. J’donne le change en articulant un au revoir presque correct et me tire sans demander mon reste.
J’sais pas trop quoi faire de ma carcasse.

Alors je déambule au milieu des autres. Finis même par m’acheter une gaufre que j’dévore en deux bouchées pleines de sucre. J’suis en train de me lécher les doigts quand mon radar clignote : une silhouette connue se découpe dans mon champ de vision. D’habitude j’ferais tout pour mettre le plus d’écart possible entre elle et moi. Mais je m’ennuie tellement que j’suis prêt à attraper n’importe quoi pour m’distraire dix minutes.
Un sourire prédateur m’étire les lèvres et j’me mets en branle dans son sillage.
Elle a l’allure d’une danseuse déguenillée. Port de tête royal, couches de vêtements superposés par-dessus de fines jambes qui battent le macadam. Ça m’plaît bien. Et c’est précisément ce qui m’dépasse.
Je m'rappelle de ses prunelles brumeuses le fameux soir où je l’ai rencontré. Le rire trop rare qui s’échappait parfois en carillonnant. La pénombre rougeâtre que créaient les spots mal réglés et qui lui redessinait des traits plus aigus. J’me souviens de sa bouche généreuse et d’la voix glaciale qui l’habitait.

J’tiens cinq minutes avant d’accélérer l’allure en bousculant de l’épaule ceux qui se mettent dans mes pattes. Presque arrivé à sa hauteur, j’me penche contre son oreille en claironnant, sans gêne. J’espère la faire sursauter parce qu’elle a l’air d’être le genre à pas du tout aimer qu’on la surprenne.
« Salut Mad ! » Écho délayé d’mon nom de famille. Deux fous qui se rencontrent sur l’échiquier, le heurt jamais très loin. « Tu fous quoi ici ? C’est du harcèlement ? T’sais qu’tu risques la prison pour des conneries pareilles. J’suis beau, mais j’mérite quand même pas qu’une aussi jolie fille finisse en cage pour moi. »
Y a plus de limite à la vantardise, aucun vestige de politesse. C’est que comme ça que j’pourrais sauvegarder les frontières et garder la face.