let's see (inès)

J'aurais aimé pouvoir bailler derrière le comptoir ce soir, une main d’vant la bouche, élégamment comme les vedettes de cinéma. J’le fais souvent, par vrai fatigue ou pour mimer l’ennui qu’m’inspire les propos ultra lourds des mecs d’l’autre côté du bar. Mais pas ce soir. Tellement d’monde que j’ai même pas eu l’temps d’me la jouer p’tite actrice comme j’aime bien l’faire. Tellement d’monde, qu’ils ont appelé l’autre.
Bon, j’suis pas sympa, elle a un nom quand même. Inès machin-nom-de-famille-français. J’sais pas trop, un truc qui sonne un peu bourgeois en tout cas.
J’le sais que c’est pas sympa d’ma part, de me la jouer préjugés - d’autant plus que je la connais que dalle la meuf, aussi bien être parfaitement honnête. Mais c’est justement un peu ça l’problème. Plus d’un mois que j’suis là et j’ai pas été prise un seul instant d’l’envie d’la connaitre plus que ça. J’l’ai croisé brièvement quelques fois pourtant. Genre; aux changements de chiffre, dans l’cadre d’la porte, dans la rue une fois, j’crois, par hasard. Mais putain, elle m’accroche juste pas l’intérêt, voyez ? J’suis jalouse de la longueur d’ses ch’veux et d’ses jambes - à peine plus longues que les miennes, mais j’remarque ça moi - mais ç’pas mal tout.
Et v’la qu'on s’retrouve à travailler en même temps pour une première fois. Long chiffre trop occupé pour discuter. Et mon orgueil qui aurait préféré qu’on l’appelle pas. Anyway.

« Tu m’file le linge ? » Ça se calme un peu là, tranquillement. Y a la troisième heure d’la nuit qui approche en courant, les gens s’poussent, seuls ou à deux. Tellement d’monde que j’ai même pas eu l’temps d’m’en trouver  moi d’ailleurs, d’la compagnie. Fais chier. « J’vais aller nettoyer deux trois tables. » Si les p’tits trucs ronds instables dans l’coin là-bas peuvent vraiment s’targuer d’une telle appellation. J’la regarde un moment, en attendant sa réponse, ou son geste, au moins. J’force un p’tit sourire, les lèvres un peu pincées. En mode on s’force pour la forme, pas vrai ? Putain, même moi j’comprends pas vraiment pourquoi j’ai une bitch face comme ça. Pardonnez-moi, j’explique pas l’trois-quart de c’que je dis et fais, oups.

Pour résumé la situation, je ne devais pas travailler ce soir. Je devais juste passer du temps chez moi, tranquille, devant la télévision avec de la crème glacée à la vanille. Bref, un truc basique pour une fille qui bosse de nuit d'habitude et qui n'a aucune envie de sortir faire la fête. J'ai besoin de me reposer, de prendre du temps pour moi ou plutôt, pour ne rien faire. Changement de programme de dernière minute. On me propose ou plutôt, on m'impose de venir travailler au Roaring Lion parce qu'il manque du personnel. En tant que petite dernière de l'équipe, je me dois de répondre positivement afin de faire bonne figure. J'accepte donc de les rejoindre et tant pis pour mes plans. J'aurais qu'à remettre ça à demain. Après tout, ce n'est pas comme si aller travailler était pour moi un calvaire. J'aime ce que je fais. Certes, moins que la musique mais, j'aime quand même. Je suis plutôt douée, sans vouloir me vanter. Et j'apprécie discuter avec les clients même s'il est vrai que je me passerais bien de certains d'entre eux. Je me rends donc sur les lieux en temps et en heure. Lorsque j'arrive sur place, je me rends compte que je vais devoir partager l'affiche avec Chris. Chris, ce n'est pas forcément la personne que j'apprécie le plus dans l'équipe. Enfin, je ne la connais pas très bien pour ne pas dire, pas du tout. Seulement voilà, à chaque fois qu'on se croise, son regard se fonce, mon sourire reste sans réponse et aucun mot n'est échangé. Autrement dit, l'ambiance risque d'être glaciale ce soir, rien à voir avec la collaboration avec Deva. Deva elle, je l'aime bien parce qu'elle sait parler. Elle parle de tout et de n'importe quoi mais, elle parle et sa bonne humeur arrive toujours à me faire décrocher un sourire. Rien à voir avec Chris.
Chris qui d'ailleurs, finit par s'adresser à moi. D'abord, je lui prête aucune attention et finalement devant son regard fixe et son immobilité, je me rends compte qu'elle s'adresse à moi. Je regarde autour ouais, personne. Je lui lance donc le linge comme elle me l'a demandé. Ouais, tiens. Elle m'adresse un petit sourire. Surement qu'il est forcé. A moins qu'elle soit juste timide la jolie blonde. Bref, je m'active de mon côté à servir les clients tout juste arrivés. Le peuple se fait moins important. On pourrait en profiter pour échanger quelques mots seulement, je ne suis pas certaine que ça soit ce qu'elle désire. Je sers une dernière personne avant d'attraper un verre. Tu veux un verre d'eau ? Que je propose à Chris. Parce que moi, je crève de soif et quitte à remplir un verre, autant en remplir deux, pas vrai ?! Je me dis que comme ça, peut-être qu'on pourrait briser la glace. Peut-être qu'on pourrait devenir de véritables collègues de travail plutôt que deux jeunes femmes qui s'efforcent de cohabiter ensemble.