sasha ) derniers remords avant l'oubli.

L'aquarium éclaire les traits de son visage d'une lueur bleue néon qui rend les traits de son visage plus sévères que d'habitude. Assise sur un banc, ses yeux traînent de poissons en poissons sans connaître leur espèce mais le mouvement de leurs nageoires l'apaise. Elle se fond dans chaque mouvement, déconnecte, devient aussi légère que si elle nageait au milieu d'eux.

Ici, tout se passe au ralenti, les gens vont et viennent avec le même calme qu'à la bibliothèque. Les enfants chuchotent comme si cela pouvait effrayer les poissons et réveiller les algues. Bizarrement, il n'y a qu'ici que l'orpheline accepte de voir des familles sans avoir de l'acide dans les poumons. Sin ne se l'avoue pas mais le bonheur des autres fait sa rage. Elle pourrait les brûler sur place, les envoyer en enfer de les voir sourire comme si la vie leur coulait dessus. Elle voudrait avoir cette capacité, savoir s'en faire des bobos simples du quotidien mais rien n'y fait. Plus le temps passe et plus elle s'éloigne d'elle, de la réalité. Elle devient un écho, le prolongement de sa famille envoyée au cimetière. Sin est le mélange de tous leurs spectres ; elle les représente. Et quelque part c'est logique, on ne peut incarner des cadavres et avoir l'air vivante. Elle porte sur ses épaules la mort, une odeur morbide qui lui fait tourner la tête lorsqu'un môme lui adresse un sourire. L'orpheline espère pouvoir se débarrasser de sa présence mais ses pupilles dégringolent sur pire.

Une sensation étrange, une vibration insupportable, presque douloureuse. Sasha. Un mystère en cinq lettres. Qu'elle analyse. Fouille. Éventre de sa méchanceté sans jamais la comprendre. Tout ce qui lui saute à la gorge, comme à chaque fois qu'elle la croise se résume à la douceur de ses traits. Même Sin n'a pas ça, ce qu'on appelle une belle gueule, un visage d'ange, du genre que les garçons aiment embrasser et chérir de leurs yeux virils. Ce doit être en grande partie pour cela qu'elle est si seule d'ailleurs ; l'aura qu'elle dégage est froid, pose un doigt dessus, certain que t'y perdras un morceau de peau.

Elle voudrait avoir un comportement normal.
Savoir l'ignorer, faire l'impasse sur sa présence qui l'aimante dés qu'elle la croise.
Sinéad se claquerait d'être aussi conne. Sa voix résonne au milieu des poissons qui continuent leur vie de poisson, droite, gauche, droite, gauche, un coup de nageoire, un autre. Tout ça sur un fond bleu abrutissant. Sasha ? Elle demande mais sait, reconnaît ses traits même dans la lueur de l'aquarium qui teinte sa belle gueule d'une couleur pâle. Qu'est-ce que tu fous là ? Ton père t'a laissé sortir ? Sin se fiche un peu d'elle, enfant modèle qu'elle regarde comme une bête étrange. Beauté différente qui la retranche dans une jalousie malsaine alors qu'elle se décale sur la gauche pour lui laisser une place sur le banc. Invitation silencieuse à venir lui tenir compagnie elle qui se refuse pourtant à tout le monde, de ses amis d'enfance au premier connard qui viendra l'emmerder dans sa bibliothèque en passant par ses voisins ; Sinéad ne supporte personne. Même pas Sasha et son prénom ridicule qui l'effraie autant qu'elle la fascine.
Sasha comment tu fais pour avoir l'air si vivante ?
C'est quoi ton secret ?
Tu brilles tellement.
Sale conne.

Il y a des monstres en elle qu'elle nourrit comme ces poissons qui gobent la bouffe qu'on leur balance. Elle est la propre main nourricière de ses vices et de ses colères ancestrales. Sin pourrait se détacher de Sasha, tailler sa route, ne pas lui parler mais elle aime mettre en face d'elle tout ce qu'elle ne sera jamais, tout ce qu'elle rate depuis toujours par peur de vivre réellement. De la peur, peut-être que c'est ce qu'elle ressent en voyant Sasha qu'elle tacle facilement avec son père alors qu'elle n'en a pas pour l'empêcher de sortir trop tard le soir ou lui rappeler d'avoir du respect pour elle-même. Parce que du respect, Sinéad n'en a, encore moins sa propre personne. Elle ne ressent plus la douleur des éraflures, le picotement des déceptions, la sensation d'engourdissement lorsque son âme s'embourbe trop profond. Elle la laisse remonter à la surface d'elle-même, sans essayer de lui tendre la main, de lui donner une lueur d'espoir. Son regard oublie les poissons. Lorsque Sasha est dans les parages, le reste est terne, le reste ne lui fait rien ressentir. Mais elle, cette gamine, cette beauté illuminée par les néons bleus des aquariums possède un plus qu'elle ne connaîtra jamais vraiment. Ce qui la grise le plus, c'est de savoir que celle qui lui fait face pourrait se défendre. Elle imagine ses poings dans ses poches, sa mâchoire serrée qui laisse tout de même des mots sortir d'entre ses dents. A quel niveau est-ce qu'elle retient sa bile ? Sin la fixe, presque innocente, comme si ses intentions étaient les bonnes et hausse les épaules.
S'éviter.
Elle qui préfère les chemins tortueux, les pluies acides, les coups de poings qui laissent des marques, les garçons qui se foutent de tout. Sinéad s'est convaincue d'apprécier le sale au point d'y croire. Pourtant, parfois, il reste des lueurs de dégoût qui la ferait vomir. Heureusement, ça ne dure jamais bien longtemps. Elle reste irrécupérable.

J'avais besoin de tranquillité. Mais le chaos dans sa tête ne se tait jamais. Il continue, inépuisable, symphonie qui la fait vibrer d'une note insupportable. Si on devait mettre une image sur ses pensées, ce serait la goutte d'eau qui tombe du robinet et sur laquelle on se concentre même si on veut l'oublier pour ne pas finir fou. C'est ce que Sin endure chaque jour depuis la mort de ses parents. Avant le robinet ne fuyait pas ou alors le rire de sa famille le masquait. Pour le peu qu'elle en sait, pour le peu que ça compte. Elle brûle, soudainement, la présence de Sasha fait naître en elle un brasier qui lui fait courber l'échine. Elle est le chat qui montre les griffes, la chienne qui dévoile ses crocs. S'éviter ? Je t'ai fait quelque chose ? Elle joue la carte de celle qui ne sait pas, qui ne comprend pas une telle colère de sa part alors qu'elle ressent la même. Son regard la dévisage une nouvelle fois. Sin ne peut s'empêcher de la trouver belle mais insupportable. Elle fronce les sourcils, fixe à nouveau les poissons pour ne pas déborder ici. Ce serait le comble au milieu d'un aquarium de laisser le bocal se déverser.

Je venais parfois avec ma famille ici, avant. Sa voix porte tellement qu'on l'entend facilement même lorsqu'elle s'efforce de parler doucement. Dans ses pupilles brillent les nageoires, les mouvements de l'eau, les lumières ; elle est en train de revivre ces moments de tendresse où sa main était accrochée à celle de sa mère. Avec mes soeurs on disait souvent que ça ressemblait à une soucoupe volante au fond de l'océan. Tu trouves pas ? l'imagination des mômes sans limite. Aujourd'hui, elle ne trouve rien à cet aquarium si ce n'est cette tranquillité dont elle parle depuis le début. Mais rapidement, au milieu de la faille qu'elle laisse s'ouvrir, les cris d'un gosse la fait se refermer. Sin ne les supporte pas, ils lui rappellent ce qu'elle était. Si t'enlèves ces cons de gosses, ouais ... c'est pas mal. Elle parle à Sasha comme si elle parlait à un mur, sans émotion, avec une certaine froideur dans ses mots. Elle met à son tour ses mains dans ses poches, l'imite, Sin ne le remarque même pas.
Elle est détendue finalement.