Mindpleasure _(Nora)

Elle s’appelle Lola. Enfouie entre les draps défaits y a que sa chevelure dorée – étalée sur l’oreiller – que j’peux encore distinguer dans la pénombre. Sa chambre est toute petite et j’entends son coloc ronfler dans la pièce à côté.
J’ai rencontré Lola y a quelques heures à un concert. Elle était bourrée, presque jolie à la lumière des spots, et surtout totalement surexcitée. J’ai pas eu beaucoup d’boulot pour la convaincre de m’inviter chez-elle. Deux rounds plus tard elle s’est mise à pioncer sans complexe.
Moi, j’suis assis sur le rebord du lit totalement à poil, la clope au bec sans que l’idée de demander la permission m’ait juste effleuré. Si cette partie d’jambes en l’air a eu le mérite de me défouler les nerfs, j’ai toujours l’esprit en ébullition. Y a une pensée qui m’a pas quitté depuis l’réveil. Elle ondoie sournoisement à la surface, parfois diffuse mais sans jamais disparaître. J’décide d’en avoir le cœur net.
J’écrase la fin incandescente de mon mégot dans une tasse à café sur la table de nuit et récupère mes fringues. Elles empestent le whisky. Une fragrance qui peut qu’ajouter à mon charme naturel. De toute façon celle que j’m’en vais voir verra pas la différence avec d’habitude.
Dommage, parce que je l’aurais bien vu à la place de Lola.
J’me tire d’ici sans prendre la peine d’être discret.
J’claque même la porte de toutes mes forces.

Une fois dans la rue j’me dis que j’ai d’la chance pour une fois. Etant dans l’centre-ville j’ai pas long à traîner mes guêtres. A peine un bon quart d’heure. Ça va m’laisser le temps de faire le point sur le remue-ménage là haut.
Parc’que sérieusement, y a un truc qui m’chiffonne. En ouvrant les yeux ce matin, je m’suis rendu compte avoir totalement oublié de demander à la grincheuse c’qu’elle comptait faire de mon flingue.
J’la revois avec son sourcil hautain et ses lèvres toujours à l’envers.
Ses prunelles furieuses.
Son aura trou noir.
Aussi peu aimable qu’à son habitude, y a pas eu une seule fausse note dans sa détermination quand elle m’a réclamé un calibre. Et pas l’modèle enfant s’il-vous-plaît. Sur l’coup y a l’alarme qui m’a vrillé les tempes. Le genre qui me promettait une belle explosion et beaucoup de grabuge. Et puis mon ADN a fait l’reste.
J’voyais plus que l’plaisir malsain que j’allais pouvoir en tirer.
Alors tout c’qui est sorti d’entre mes dents c’est« OK. Pas d’problème… Moyennant finance évidemment. ».
Faut pas rêver : mon intérêt se mérite ou se vend. Nora réalise très bien l’premier, mais serait infiniment plus intéressante dans la position de débitrice. Et y a pas plus grande distraction dans la grisaille que cette palette carmin que j’prévois. Juste pour m’prouver que quelque part, y a pire que moi.
J’suis vraiment pas fréquentable.

C’est d’ailleurs pour ça que j’suis en train d’à moitié m’arracher le futal en escaladant les grilles du Planétarium.
« Fais chier… »
J’m’exclame tout bas en jetant un œil à la déchirure qui orne tout le mollet gauche. Comme si j’avais l’temps ou l’envie d’aller en racheter un. Je jette un œil évasif pour vérifier l’absence de vigile. On s’emmerde vraiment en gardav’- sauf si les flics viennent vous coller des pains parce que vous les poussez à bout – et j’aimerais bien finir la nuit dans mon lit. Ou l’sien.
Mais trouver l’bon chemin c’est la misère.
J’erre pendant trois plombes entre les couloirs non-éclairés et ces escaliers de merde. Y a une enfilade de pièces toutes plus sympas les unes que les autres, et j’peux même pas en faire le tour. J’m’assure toutes les trente secondes qu’aucune main vengeresse ne vient s’abattre sur mon épaule. J’avance en silence alors qu’à l’intérieur c’est les tirs de mortiers. Putain ! Elle pouvait pas m’dire où elle pionçait exactement cette conne !
Puis j’finis par griller la planque. En ayant esquivé le veilleur deux fois. Mes poings sont tellement serrés qu’ils déposent des croissants d’lune au fond d’mes paumes. Elle va prendre cher. J’vais vraiment m’régaler de la pousser un peu plus dans ses retranchements. Jusqu’à c’qu’elle s’y enterre en fait.
Que j’l’ai écrasée. Pulvérisée. Concassée. Vidée. Assommée. Démolie. Fracassée. Qu’elle veuille que jamais j’sois venu ici.
Supernova en approche.
« Salut Nora ! »
Collision.
« C’est sympa ta nouvelle piaule. Très underground, j’adhère. » J’suis le plus sincère du monde : t’es belle Nora quand tu t’complais dans le malheur. T’as les mains tendues pour crever les yeux de ta poupée d’souci, mais les tiens qui regardent ailleurs parce qu’incapables d’supporter l’évidence. Alors ouais, ça m’fascine de t’voir te débattre. « Hé, dis-moi : t’en as fait quoi du flingue que j’t’ai filé ? »
J’m’assois directement au sol sans lui demander la permission. De toute façon il appartient techniquement à la mairie, pas à elle. L’ironie me dégouline de la bouche. Juste au-dessus surplombent deux revolvers.

ça dérape. tout lui glisse des mains, à nora. elle plus l’contrôle, c’est à se demander si elle l’a déjà eu. suffit d’un coup d’oeil sur les derniers évènements pour comprendre qu’elle s’est foutue dans des affaires qui la dépassent, la gamine. que la gosse se noie dans plus grand qu’elle, plus important aussi. bouffée toute crue par la réalité qui la rattrape bien trop vite. c’est à ne plus savoir quoi faire. à ne plus savoir qui appeler. dans la bataille, elle a perdu les amis, les vrais. jo qui l’a poussée dehors pour ce flingue qu’elle trimballe dans son vieux sweatshirt comme un vieux paquet de pépitos. ike, ils se perdent jamais vraiment parce qu’il faudrait déjà savoir se trouver, mais elle sent bien qu’elle a merdé nora. que le couperet enfoncé loin dans sa main vaut pas la peau calcinée de son bras. et sil. sil qu’elle a trop tendance à oublier ces temps-ci, comme si elle voulait l’omettre volontairement de ses pensées. vivre une vie où il n’existe pas, et où tout va bien. une vie où elle l’a pas vu tirer l’premier, une vie où ni lui ni elle n’ont de sang sur les mains. trop tard. c’est presque une habitude, nora. détruire et s’auto-détruire. alors que reste-t-il, maintenant qu’elle a tout détruit ? un regard autour d’elle pour n’apercevoir que le vide qui l’entoure. trou-noir, mange-âme. plus rien ni personne. pas même un toit sur la tête qu’elle peut appeler chez elle. elle veut pas y penser, nora. à ce que ça signifie vraiment. des oeillères sur la réalité, championne. des jours qu’elle vient s’planquer tous les soirs au même endroit : passé une certaine heure, le vigile de nuit fait que la moitié de sa ronde et c’est plus facile pour elle de s’faufiler par-dessus les grillades, d’entrer par la petite lucarne de service tout en haut. y qu’un gosse avec la peau sur les os qui pourrait s’y glisser, un chat peut-être. nora, elle a hématomes sur les côtes gisantes et des coupures plein les mains et les genoux. rien qui change de d’habitude, quoi. alors y a le coeur de la fugitive qui s’affole quand elle entend du bruit venir dans sa direction, précisément là où personne ne vient jamais. il lui en faut pas plus pour remballer son sac de couchage et ses affaires, tout plier maladroitement et tout foutre en boule dans le petit conduit d’aération couvert par une grille qui tient pas très bien. il a fallu forcer seulement un peu pour qu’elle cède le premier soir où elle est arrivée. à peine le temps de refermer la grille correctement qu’il entre dans la pièce, comme si elle était à lui. comme si c’était normal, comme si c’était l’habitude, d’la trouver là, après que tout le monde ait déguerpi. comment tu m’as trouvée ? déjà, elle attaque, les mots crachés comme du venin, les yeux noirs. il la pique au vif, la gamine. vient la trouver là où elle pensait pourtant qu’on ne la trouverait pas. il empiète dans le foyer qu’elle a construit d’elle-même, déballe aux yeux de tous la supercherie. elle a les poings qui se serrent et comme un sentiment de honte qu’elle pousse bien loin au fond pour jamais en revoir la couleur. c’est pas très underground si tout le monde vient me faire chier. les nerfs en boule, elle s’prépare déjà à plier bagages nora. ça la met en colère de voir qu’ils se passent tous le mot, que sa cachette n’en est pas vraiment une. y a rien qu’un grognement qui sort de ses lèvres et un soupir résigné : évidemment qu’il a compris et elle finit par ouvrir la grille pour en sortir de nouveau les quelques affaires qu’elle a au compteur. c’est une raison comme une autre pour pas affronter le gaillard qui s’impose à elle : elle a pas envie d’avoir à expliquer que le flingue qu’il lui a filé a mystérieusement disparu. et par disparu, elle entend bien qu’une chose : qu’il lui a été confisquée comme une enfant punie après une nuit chez les flics. pourtant c’est bien de ça qu’il vient parler et ça a le don de tendre les nerfs de la gamine. pourquoi tu veux savoir ? elle fait mine de pas savoir nora, comme elle le fait toujours, comme elle le fait si bien. quelques secondes de gagnées, le temps de trouver un plan, un truc à dire, une excuse bien montée qui expliquerait pourquoi elle l’a pas avec elle, surtout maintenant. mais y a rien qui vient, à part l’évidence qui s’impose. elle le voit jamais débarquer comme ça. pas de visite de courtoisie, pas pour eux, et ceux qui sont comme eux. s’il traîne sa carcasse jusqu’à elle c’est qu’il à un truc à dire. un truc à faire, peut-être une faveur à récolter. et y a le coeur de la gamine qui s’agite à l’idée qu’il soit venu récupérer son dû, qui remue ce qu’elle aurait pourtant aimé garder caché. elle se retourne face à lui, fronce les sourcils quand elle le voit s’installer sur le sol. détends-toi, j’suis pas assez conne pour laisser quoi que ce soit remonter jusqu’à toi. elle a juré qu’elle dirait pas de qui ça vient, ni à sil, surtout pas à ike. promesse tenue. elle s’imaginait pas avoir à le cacher à d’autres gens plus dangereux, de ceux qui ont la loi derrière eux.

Nora est dégoûtée. Ça se traduit par le dos rond et la démarche abrupte quand elle réalise que l’intrus est inoffensif. Ou presque. Moi, j’exulte devant son irritabilité chronique. Y a rien d’meilleur que lorsqu’elle sort les crocs. Et pas besoin d’insister beaucoup.
Un coup d’œil incisif me permet de détailler l’endroit. C’est plutôt miteux, ça paye pas d’mine, mais ça a presque un certain charme. Je la regarde en train de déballer ses maigres possessions pour meubler le vide. Et y en a de plus en plus autour de la jeune femme j’ai l’impression.
Tant mieux, ce sera plus simple.
« Tout l’monde ? Mais y a que moi qui vaut l’coup pourtant. » Je lui envoie un clin d’œil révoltant avant de m’décider à répondre à sa première question. Elle a raison de s’inquiéter d’savoir si sa planque en est encore une. « Détends-toi, j’ai juste laissé mes oreilles et ma gueule d’innocent traîner du côté de tes p’tits copains. Et encore, j’ai même pas su exactement où t’étais. »
J’sais être une vraie fouine quand j’ai pas trop la flemme. Le genre qui furète à droite à gauche sans lâcher l’odeur du sang. Évidemment, j’lui dis pas que ça m’a pris une semaine pour choper le nom du Planétarium.  
Elle finit par se tourner vers moi, l’œil trouble et la moue grognon. Je note les traits qui s’émacient progressivement. Les cernes qui lui mangent le visage. L’éclat pâlot de son teint revendiquant l’imminente déchéance. P’t’être même qu’elle y a déjà mis un ou deux doigts.
Tout ça m’réjouit et mon sourire s’élargit encore. Nora ne sera jamais une proie docile ; mais une proie affaiblie est une proie plus facile.
J’vais resserrer les griffes jusqu’à ce qu’elle suffoque.

La nana répond pas tout d’suite. Ou plutôt elle embraye sur une autre question.
« Pourquoi ? » Le rire qui file entre mes dents est sans aménité. J’suis en train de parler d’un glock putain. L’genre d’engin qui vous troue la peau et se contente pas que de vous envoyer à l’hosto. « Premièrement parce que Ike va m’descendre s’il l’apprend. »
C’est même pas une certitude mais une promesse. Lewis est inconditionnellement mon pote, mais il a surtout un léger souci de protectionnisme quand il s’agit de ses p’tits. Il gronde et retrousse les babines. Il vous saute à la carotide et vous laisse là, à souiller le sol dégueulasse d’hémoglobine.
Du coup l’expérience m’tente pas vraiment.
« Deuxièmement parce que j’veux pas qu’il y ait une autre balle perdue évidemment. »
Celle que je lui balance siffle, destructrice. Mon expression réjouie m’a pas quitté et s’étire presque jusqu’aux tempes. Mes prunelles en revanche sont d’une froideur verglaçante. J’appuie volontairement sur la plaie à vif pour lui faire bien comprendre qu’il s’agit pas d’une visite de courtoisie.
J’me relève, puisqu’elle est visiblement pas décidée à me rejoindre. J’avance sur Nora, encore et encore, jusqu’à ce que j’puisse partager ses inspirations. Mon regard ne lâche le sien que pour la déshabiller avec indécence. J’aime bien sa dégaine efflanquée. Elle est jolie Nora, même sous ses fringues débraillées. Et j’suis sûr qu’elle l’est encore plus sans.
«  J’me détendrai quand tu m’auras dit où est l’flingue. »
Très sincèrement j’m’en fous complètement. C’est pas comme si je m’attendais à le récupérer ou que je m’en souciais. J’ai juste l’intuition qu’elle a encore merdé et que ça peut que m’aider à l’enfoncer.
J’m’écarte légèrement avant de reprendre.
« Puis on doit parler du petit service que tu m’dois. » Je mime la chose en rapprochant le pouce et l’index. « J’t’ai dépanné non ? Alors c’est à ton tour. »
Je tâtonne dans mes poches de blouson jusqu’à dénicher mon paquet de blondes. J’m’en allume une avec insolence en rigolant intérieurement à l’idée qu’on se fasse griller à cause d’un pauvre capteur de fumée.
Cas échéant, j’veux bien abriter Nora chez moi.
J’suis même d’accord pour partager mon pieu.

elle est pas ravie de le voir là, ni lui ni qui que ce soit. elle a posé bagage au planétarium pour qu’on lui foute la paix. parce qu’elle savait qu’elle serait seule, loin de tout ce qui la ronge. peut-être aussi parce qu’elle avait nulle part ailleurs où aller, mais elle préfère faire semblant de ne pas y penser. c’était peut-être pas la meilleure idée. parce qu’ils défilent tous ici comme si ça n’avait pas d’importance : comme s’ils pouvaient piétiner sur son dernier oasis avant les rues froides et intransigeantes. tim n’est peut-être que le troisième mais c’est déjà trop, beaucoup trop. à eux tous, elle est presque certaine qu’ils réussiront à la faire repérer, à la mettre à la rue. et il restera quoi, à ce moment là ?
rien.
rien, si ce n’est le chaos. encore faudrait-il que ce soit nouveau. ça dépend du point de vue. même agacée, elle perd pas d’sa répartie. elle a peut-être les lèvres qui se plissent en un trait malicieux, presque fière de pas perdre la main. tim est peut-être l’un des seuls à pas remuer ciel et terre pour la discréditer auprès des siens. c’est pour cette même raison qu’elle met un point d’honneur à faire jurer à tous les gars de ne rien dire à ike de l’implication grandissante de la gamine dans leur organisation, du fait qu’elle s’laisse tomber aux mains des moins biens pensants sans y réfléchir à deux fois, simplement parce que c’est là qu’ils sont tous. sil, ike. la seule famille qu’elle ait, dans le fond. elle s’accroche au gang coûte que coûte, rien que pour faire partie des leurs. rien que pour faire partie d’un truc, pas être seule. et elle leur en veut, bien sûr qu’elle leur en veut, tous autant qu’ils sont. ils prennent les siens d’une main de fer, la laissent à peine s’approcher. un jour elle le leur fera payer, de lui prendre sil, de lui prendre ike. aujourd’hui, les raisons sont différentes. ike fera rien si tu la ferme. elle le coupe brutalement et son ton est sans appel. c’est pas le genre de trucs dont elle aime discuter, en particulier quand l’accord entre eux deux était si évident qu’ils ont jamais pris la peine de le formuler avec des mots. rien qu’un regard entendu, ils savaient qu’ike devrait pas être mêlé à ça. parce qu’ike a une foutue habitude de foutre son nez partout là où ça le regarde pas, surtout quand ça concerne nora. et nora, elle supporte pas d’le voir la repousser avec tant d’efforts quand c’était le premier d’entre eux à foutre le pied dedans. eux, ils ont fait que le suivre, l’aîné des trois, il a fait que leur éclairer le chemin. et si y a un truc que la gamine veut par-dessus tout, c’est pas laisser son hypocrisie se mêler à ça. ike doit pas savoir, et elle mène tout le monde par le bout du nez pour faire en sorte que ça n’arrive pas. échange des faveurs contre d’autres faveurs, rien que pour le prix de leur silence. tim, il pose pas le même oeil repoussant sur la gamine que les autres. il a les poings qui partent trop vite, les nerfs qui explosent trop souvent. elle irait pas jusqu’à dire qu’ils se ressemblent mais elle est presque capable de déceler l’éclair malicieux au coin de son oeil quand ils complotent tous les deux. et surtout, y avait personne d’autre que tim à qui elle aurait pu demander un truc pareil. personne d’assez con pour pas en parler aux autres, la rembarrer. personne d’assez cinglé pour accepter de lui donner. mais c’est ça, le truc, avec tim. le peu de tolérance qu’elle lui accorde parfois s’envole chaque fois qu’il ouvre son clapet. plus destiné à la trouver qu’à véritablement l’accepter, tim il appuie toujours là où ça fait mal, souvent trop. elle s’demande souvent l’intérêt qu’il a à rouvrir les plaies, et puis elle se résigne toujours à dire qu’il aime sans doute beaucoup trop ça. c’est un truc qu’elle peut comprendre, ça, nora. un appétit féroce pour la destruction qu’ils partagent. la seule différence, c’est que tim, lui, s’en sort toujours intact. ouais. j’crois que vous êtes à remercier pour ça, non ? ça a tout l’effet désiré : des mots cachés qui ramènent une vague de flashbacks qu’elle peine à oublier. l’image du crâne troué du connard qui leur a mis à l’envers et le visage à la fois terrifié et intrépide de son propre frère, quand il a tiré. c’était qu’une mission sauvetage, des batailles pour pas le laisser faire la livraison tout seul. ça a peut-être dérapé, mais elle a eu raison : sans elle, il y serait passé et ça, ça file la gerbe à nora rien que de l’imaginer. elle a la silhouette chancelante et les poings serrés. l’oeil noir qui le crible, et le feu bouillonnant qui ressurgit, de l’intérieur. parce qu’elle était là, quand aucun d’eux ne l’a été. elle était là et ils lui mettent tous la faute sur le dos alors que putain, elle a fait ce qu’aucun d’eux n’a voulu faire. au moins, vous vous êtes bien chargés du reste. il a beau avoir laissé tomber sil lui aussi, il s'est pointé quand nora l'a appelé. quand il a fallu nettoyer, emballer, emporter. et faire comme si rien ne s'était passé. y a une once de curiosité dans sa voix dure et des dizaines de questions qu’elle voudrait pouvoir poser. de quoi se rassurer peut-être, elle l’aurait sûrement fait si elle était certaine qu’il en aurait pas profité pour mettre les doigts dans ses plaies ouvertes, les agrandir un peu plus, déterminer qu’elles seront désormais siennes. le flingue est quelque part en sécurité. en sécurité dans une salle de preuves ou peut-être en train d’être examiné. maintenant lâche l’affaire, t’as l’air d’une meuf cocue en train de fliquer son mec. elle arrive à court d’idées pour le distraire des questions qu’elle veut pas l’entendre poser et elle sait plus quoi faire, nora. elle a le ton qui se durcit un peu plus et les réponses qu’elle balance trop vite, nerveuse. mais elle abandonne pas les armes, elle craque pas tout de suite nora. pas même quand elle le voit s’approcher pour inspirer son air, asphyxier son univers. voler son oxygène et se faire roi d’un monde qui lui appartient pas. elle a les mâchoires serrées et les poings serrés si forts qu’elle pourrait se les briser. elle a les membres tendus et pourtant le regard qui ne dévie jamais des pupilles assassines qui lui font face. elle les scrute jusqu’à apercevoir l’air joueur au fond de ses yeux, le plaisir qu’il prend à la malmener. elle donnerait tout pour lui foutre au fond du gosier cet air suffisant avec lequel il se pavane, si loin qu’il s’en étoufferait. ça dure des secondes qui lui paraissent une éternité avant qu’il se recule enfin. elle a le souffle qui s’agit, sans même avoir remarqué qu’elle l’avait retenu, pendant tout ce temps. le palpitant s’agite encore sous la fumée de cigarette. il joue avec ses nerfs tim, et elle prévoit mille et une façon de lui faire payer son arrogance, au moins jusqu’à ce qu’il tombe à genoux et la supplie d’arrêter. elle l’attrape par le bras quand il lui tourne le dos, elle peut plus vraiment reculer, maintenant. qu’est-ce que tu veux ? craché entre les dents grinçantes, elle se fait aussi menaçante que lui. il joue avec le feu, tim, il apprendra à la manière forte que le feu de nora brûle plus fort que tout ceux qu’il a connu auparavant.

Les traits de Nora se crispent imperceptiblement pour l’œil non exercé lorsque j’évoque cette fameuse nuit. J’imagine qu’elle doit se rappeler le geyser vermillon. Le choc sourd de la chaire morte sur l’asphalte. Le silence qui s’est ensuivit. Les cris qui ont poursuivis.
Je ricane quand elle m’accuse pour l’absence dont – pour une fois – je n’suis pas responsable.
« On me met jamais sur les livraisons. Et j’savais pas que Ike pouvait pas y aller. A cause de sa main tu sais… » J’tire nonchalamment sur ma clope en lui rappelant à quel point elle, elle est bel et bien coupable. « Mais si j’avais été avec vous, c’est pas le p’tit qui aurait eu à tirer. T’as qu’à m’passer un coup d’fil la prochaine fois qu’tu décides de devenir apprentie gangster. »
Le ton est désinvolte, comme si on avait pas eu à remorquer un macchabée. Que tout ça n’était qu’un jeu, une farce sans conséquence. La norme. J’les avais aidé à nettoyer ce merdier sans sourciller. J’m'en foutais royal, la seule chose qui m'importait c’était le job qu’on m’avait confié: emballer le tout dans un joli papier cadeau et m'arranger pour qu'il tombe dans l'oubli.
Vite fait bien fait.
Juste une croix à cocher dans l’cahier des charges.

J’réponds à la jeune femme par un sourire froid. Du genre qui vous promet des choses que vous voulez pas connaître.
« Avec notre réseau, c’est pas très compliqué de faire disparaître une p’tite raclure pareille. Personne le cherchera. Et questions représailles on a la tête pour nous couvrir. »
J’pourrais ajouter qu’elle doit pas s’en faire. Mais l’empathie a pas été inscrite dans mon code génétique.
Nora m’assure clairement qu’il y a aucun souci avec l’arme que j’lui ai fournis avec sa douceur habituelle. Je tique. Les tendons de ma mâchoire saillent de part et d’autre de mon visage alors que le regard noir de Ike m'revient en mémoire. Ça, et ses paroles.
« Ah ouais ? C’est bizarre parce qu’il m’a convoqué l’autre fois pour m’dire des choses très intéressantes. » J’laisse courir une pause théâtrale pour appuyer mes révélations. « Il paraît qu’tu m’as balancé en lui racontant que j’te l’avais donné. »
J’plante mes yeux clairs dans les siens, aussi noirs qu’un étang en pleine forêt la nuit. J’essaye de détecter le mensonge, vérifier mon intuition. J’suis presque certain que Lewis a prêché le faux pour savoir le vrai. Nora a beaucoup de défauts, c’est clair, mais j’pense pas que le caftage en fasse parti. En réalité, j’suis même convaincu qu’elle a plutôt la dent dure là-dessus.
C’est d’ailleurs pour ça que j’comprends pas trop la volonté collective de vouloir absolument la foutre à l’écart du Gang. Un membre supplémentaire est jamais à dédaigner, surtout en considérant les liens indicibles qui l’enchaînent à deux de ses acteurs. Nora pourra jamais trahir les gars avec qui elle a grandi, ce qui en fait une candidate parfaite pour respecter la loi de l’omerta. Et pour avoir un éventuel moyen d’pression sur elle en cas d’besoin…
« Évidemment j’ai rien dit. »
Échange mutuel de bons procédés. La brune a mis le nez dans un engrenage qu’elle contrôle pas. Qui peut causer sa perte. Et dans lequel j’compte bien la pousser.

J’tressaille pas vraiment quand elle m’empoigne mais j’ai les nerfs qui se raidissent par habitude. J’aime pas qu’on m’touche sauf si c’est pour baiser ensuite. J’dis rien sur l’moment, parce que la question qu’elle me pose est presque aussi bonne qu’un orgasme. J’entends l’urgence mâtinée d’inquiétude dans le léger vibrato en fin d’phrase. J’en savoure l’écho.
« Qu’est-ce que toi tu veux plutôt. »
J’écarte les bras avec une mine goguenarde en envoyant balader sa main. Dans mon esprit, les rouages du piège cliquètent allègrement.
« T’as l’choix : soit tu passes une nuit avec moi… » Le sous-entendu n’est même pas voilé. Totalement impudique. « Soit tu bosses avec moi. »
Tu parles d’une alternative. On sait parfaitement tous les deux qu’elle acceptera jamais de s’donner.
« Une de nos danseuses nous a lâché. Cette conne doit avoir filé avec son bouseux d’mec. En tout cas un podium vide ça fait pas vendre… C’est pas grand-chose, juste deux soirs par semaine. Ça t’permettra d’arrondir tes fins d’mois en plus de ton job. »
Plus bâtard que jamais, mon sourire réapparaît. J’me fais l’effet d’un mentor bienveillant. En réalité, j’veux surtout la plonger en eaux troubles puisqu’elle paraît tant vouloir s’y noyer. Lui foutre la tête sous la surface, et surtout qu’elle prenne pas la peine de remonter respirer.
« Sinon… T’as quelque chose de mieux à m’offrir ? »
J’lui laisse une minuscule porte de sortie.
Allez Nora, soit inventive surtout parce que le jury est particulièrement exigeant ce soir.

et voilà, ça recommence. elle aurait dû le sentir venir, comme un fourmilion empoisonné qui retrouverait malgré tout le chemin jusqu’à elle. quoi qu’elle fasse ike revient toujours à elle. même en son absence il est toujours là, au coeur des conversations, gravé au fer rouge dans les têtes, parfois même sur les peaux. elle a le bras qui lui démange à son évocation et il lui suffirait de soulever la manche de son pull pour apercevoir le pan de peau ravagé par l’eau brûlante, à nouveau enflammé. chose dont tim semble pas avoir été mise au courant. elle a la mâchoire qui se serre et les envies de violence qui courent à nouveau dans ses veines, fait trembler ses poings. lutte interminable qui n’aura de fin que quand ils se résigneront à y mettre un terme eux-mêmes. faut d’en être capables, ils continuent de se faire la guerre, roméo et juliette n’ont de séparation que toutes les barrières qu’ils s’imposent à eux-mêmes. pas étonnant qu’il prenne le parti de son frère, tim a la loyauté flamboyante et elle se doute que c’est pas vraiment de son côté à elle qu’il se rangera ici. ça tombe bien, elle a pas vraiment besoin de lui comme elle a besoin de personne nora. elle écoute sans un mot et enrage de ses accusations nonchalantes. elle le dit jamais vraiment, nora, mais elle le préfère bien plus quand il la ferme. y a qu’un sourire un peu crispé qui étire ses lippes et elle voudrait bien lui sauter dessus jusqu’à ce qu’il efface l’air sournois de son visage d’abruti. ravie de savoir qu’on aurait pu éviter tout ce merdier. le ton cynique au possible au souvenir de cette soirée tâché d’un rouge qui ne s’en ira jamais vraiment. elle sent les crissements contre ses parois, les pans de peau qu’on déchire de l’intérieur. elle sent les griffes faire sortir ses entrailles et elle se sent mourir à nouveau, nora, aussi lentement qu’une torture douce qu’on infligerait à n’en plus finir. mais on lui laisse pas le temps de ressentir la douleur, à nora. parce qu’elle a l’esprit occupé à d’autres démons, d’autres emmerdes qui ne cessent décidément jamais de la poursuivre. l’arme qu’elle a perdu aux mains de la loi, et une révélation qui a le don d’éveiller sa curiosité. si j’avais dit quelque chose tu s’rais pas là pour en parler. putain. elle aurait dû se douter qu’il essayerait de la traîner sous le bus. qu’elle lui dirait jamais rien mais qu’il tenterait quand même de savoir, par tous les moyens possibles. qu’il sait que c’est elle, mais qu’il est incapable de le prouver, et elle espère que ça le ronge nora, elle espère qu’il s’en mord les doigts, de pas lui ouvrir les bras, de pas accepter qu’elle est pas là pour s’en aller. qu’elle fera son trou quitte à creuser les murs, s’y faire une place de force. que ce groupe dont il la maintient volontairement écarté lui a peut-être volé le peu qu’elle a, mais qu’elle s’arrangera pour ne pas perdre la main qu’elle a sur eux, au prix de tout ce qu’il lui reste. elle a beau dire la vérité, elle sent bien que la situation est plus que tendue nora. qu’elle a peut-être réussie à s’en sortir avec ike - pour l’instant du moins - mais que sa loyauté est sans doute encore à prouver. et malgré tout ça, elle peut pas nier que tim l’a quand même sortie d’une merde dont elle aurait sans doute pas été capable de se sortir toute seule. alors elle sait bien qu’elle s’enfonce un peu plus, nora. mais sur le moment, elle a pas vraiment d’autre choix. il a pas trouvé le flingue parce que je l’ai plus. un regard sombre lancé avec entendement, et elle se doute bien que malgré tous ses espoirs, ça ne s’arrêtera pas là. une autre faveur, un prix à payer, c’est pas vraiment ce dont elle a besoin maintenant la gamine. et c’est sans doute une erreur de lui confier un truc pareil, de le foutre en rogne, pourtant elle se dit que c’est peut-être la seule façon de le garder de son côté. alors elle met un pied dans le vide nora, espère ne pas avoir à plonger toute entière dans le trou noir qui l’entoure. et ça a l’air de fonctionner, rien qu’un peu. au moins, elle a encore une chance de sauver la façade, d’enterrer cette histoire. il l’a pas venue, tim, et sans doute que ça a une certaine valeur, sans qu’elle parvienne pourtant à en comprendre le sens. j’suppose que je dois te remercier ? des yeux qui roulent jusqu’au ciel et l’air railleur pour seule réponse. ça suffit pas à lui faire regagner le dessus, sans doute même qu’elle l’a jamais eu. elle déteste pas être en position de contrôle nora, avoir à répondre à d’autres encore moins scrupuleux qu’elle. pourtant c’est sa seule alternative, maintenant qu’elle s’est lancée dans plus gros qu’elle. mais y a déjà une dette qui pend au-dessus de sa tête et une que tim est pas prête d’oublier. comme à chaque fois qu’il a quelque chose à récupérer, il se fait rapace. en particulier quand ça penche en sa faveur, et quelque chose souffle à nora que ça aussi, elle risque sûrement de le regretter. ça lui paraissait pas si important à l’époque où il lui a glissé le flingue dans la main pourtant. ce soir, elle sent le piège à ours qui se referme sur elle et lui lacère la peau. et si elle a l’air inquiète un petit instant, elle a le rire à la fois surpris et tendu qui s’échappe à ses propositions - avant de se rendre compte qu’il est bel et bien sérieux. pas même si t’étais le dernier gars sur terre. elle le dit en s’approchant, la malice au fond de l’oeil, le regard qui le détaille. elle a toujours trouvé qu’il avait plutôt une belle gueule tim, surtout quand il l’ouvre pas. de ceux qui ruinent tous dès qu’ils ouvrent la bouche mais il a pas vraiment besoin d’le savoir, tim. la seconde proposition est peut-être encore plus farfelue que la première. elle a le rictus amusé qui s’étire un peu plus, fasciné presque, et le souvenir d’une soirée au sinners où ike l’a poussée contre son gré sur la scène, là où les chiennes voient leur âme mourir. et évidemment, tout le monde est d’accord avec cette idée. n’est-ce pas ? sourcil arqué dans sa direction, elle est montée parce qu’elle savait que ça le rendrait fou, de la voir retirer son t-shirt devant les pervers affamés, distribuer ses billets aux filles qui n’ont pas l’égo aussi imposant que la gamine, à celles à qui ça ne fait pas peur, de s’montrer devant tous ces gens. heureusement pour elle, il a quand même l’extrême amabilité de lui proposer un autre plan, un plan qu’elle a l’opportunité de choisir, cette fois. et il faut pas lui répéter deux fois avant qu’elle saute sur l’occasion, avant de se retrouver piégée pour de bon. tu pourrais peut-être m’emmener, la prochaine fois que t’es sur un coup. elle a les yeux sérieux quand ils retrouvent les siens cette fois-ci. j’m’occuperais de toutes les merdes, t’auras même rien à faire. ça t'évitera d'avoir ta tête sur un piquet, à condition que personne ne l'sache. t’en dis quoi ? plus une faveur qu’un échange de bons procédés, mais il a pas vraiment besoin de le savoir tim. elle a besoin d’ça la gamine, du danger et des emmerdes comme la lune a besoin du soleil. s’il ne l’éclaire pas, elle n’existe plus.

Y a un doigt glacé qui m’descend gentiment le long de l’échine. Majeur puis index, dans un staccato inarrêtable. La gamine me joue forcément un de ses tours de passe-passe, hein ? C’est du bluff. La sorcière ment comme elle respire. Elle veut essayer de m’détourner d’elle pour sauver sa peau. Mais y a quand même cette question qui m’tape sur l’système.
Elle serait pas aussi conne pour perdre un glock, hein ?
J’fais comme si c’était rien. Y a pas d’malaise. Nora s’est débarrassé - ou a plus vraisemblablement perdu le flingue - mais tout est okay.
PUTAIN DE MERDE !
Le visage bouge presque pas. A peine une contraction des maxillaires prêts à sauter sous la pression. Tout c’qu’elle est parvenue à faire c’est de m’chauffer pour le vrai tour de piste. J’vais vraiment la bousiller.

Évidemment, elle refuse la première option. C’était anticipé, parce que t’es tellement prévisible  Nora. C’est pas pour autant que j’lâcherai l’affaire : fallait que j’le tente maintenant d’ailleurs. L’idée malsaine de la tenir sous mes paumes avec ses kilomètres de peau ondoyante m’rend dingue. C’est la pulsion jamais assouvie qui dort toujours dans l’feu des reins.
La deuxième est accueillie avec un peu plus d’ironie. C’est bon signe. J’suis certain qu’personne dirait non de la voir effeuiller les couches de tissus jusqu’à la chair. Personne, sauf Ike bien sûr. Lui il me ferait sûrement écarteler avant de m’tirer une balle.
Mais alors la troisième réponse… Elle dépasse toutes mes attentes.
J’ouvre de grands yeux en l’entendant puis me met à rire. Pour la première fois depuis des lustres et à gorge déployée. Ça m’dépoussière les bronches, me fait venir les larmes aux yeux. S’en est presque déplacé, mais il résonne entre nous, encore et encore, en se répandant sans gêne. Rire cascade. Rire batterie. J’en viens à me tenir les côtes qui tressautent frénétiquement. Puis l’écho diminue et se meurt. J’me sens plus détendu qu’après un joint.
« T’es sérieuse ? » J’considère la gravité des deux caillasses brillantes entre ses cils. « T’es sérieuse. »
L’espace entre nous se réduit à un souffle quand je m’approche à nouveau. Ballet chorégraphié d’un chaos maîtrisé. J’incline la tête pour lui chuchoter presque tendrement sur ses pommettes et lui enlace le menton entre les doigts. Nos prunelles se lâchent pas.
« Tu comprends c’que ça peut impliquer ? »
L’argent sale qui tache les mains. Les os qui craquent sous la violence. Les larmes des filles lorsqu’elles enfouissent leurs gains dans l’décolleté, après la ruelle assombrie par les grognements primitifs. On est loin du sexy et des mirages pailletés.
Faut compter sur l’adrénaline des paris, ou l’endorphine devant les corps dénudés. Épanouissez-vous  donc dans tout c’qui peut être blasphème et sacrilège : le Sinners deviendra votre foyer. Sous couvert de la nuit, à coups d’liqueurs et d’substances, plus rien d’autre aura d’importance que vos putains d’instincts primaires.

J’redéploye le no man’s land en exécutant un pas en arrière. J’espère que Nora a compris c’que je sous-entends. Rien qu’en l’imaginant calibre à la main et l’regard noir ça m’excite. L’idée de donner le jour à une création maudite est délicieuse.
J’espère qu’elle va m’dire oui pour que j’lui dépose un baiser doux-amer au coin des lèvres. Doux à mort.

c’est plutôt inattendu. si elle avait su que sa confession résulterait en un silence assourdissant, peut-être bien qu’elle l’aurait faite plus tôt. ou bien peut-être pas. y a jamais rien de sûr avec tim et il serait capable d’exploser sous ses yeux tout autant qu’il pourrait l’attraper et la tordre entre ses doigts. elle a jamais su bien le cerner nora, elle a jamais vraiment essayé, non plus. tout ce qu’elle sait, c’est qu’il est allé dans son sens la plupart du temps et elle a pas cherché plus loin.  tout était bon du moment qu’il lui rendait service. là, elle sait bien que c’est différent. y a comme un air menaçant dans l’air et la crainte que le silence se brise à nouveau, pour le pire cette fois. et pour cause, elle a perdu son flingue. le flingue qu’il lui a donné - volé - pour la sortir de la merde. c’est pas rien. elle entendrait déjà sil paniquer, ike l’engueuler, zian lui dire qu’elle aurait mieux fait de n’jamais être née. et face à tim, rien d’autre que le silence. si elle s’en inquiète sur le moment, c’est parce qu’elle sait que le revers de la balle n’est pas très loin. qu’il l’attend, au tournant, quand elle ne s’en inquiètera plus. y a bien qu’une raison pour laquelle tim lui fasse pas regretter l’envie d’avoir parlé, une raison qui met nora sur les nerfs : il garde ça pour plus tard, garde ça sur la note de la gamine pour mieux le lui rappeler un peu plus tard. quand il en aura besoin. ça a le don de faire grincer les dents de la gamine, de savoir que sa note s’allonge un peu plus, qu’elle en a peut-être pas encore tout à fait terminé avec lui. ça tombe bien. peut-être qu’elle a besoin de lui, elle aussi.
la suite est peut-être encore plus étonnante. tim passe du silence, au rire, et ça fait froncer le nez de la gamine, de pas savoir ce qu’elle peut dire de si drôle. grognon de voir que la moquerie va bon train, elle voudrait qu’une seule chose, lui faire ravaler ses yeux brillants et son rire stupide. y a rien de plus agaçant que de le voir se fendre la gueule devant une proposition tout à fait sérieuse - bien plus en tout cas que celles qu’il a pu proposer. elle s’contente de rester droite comme un piquet et de serrer les poings au fond de ses poches. elle bouge toujours pas quand il s’approche trop près. j’m’en fous. et c’est vrai, dans le fond. elle pense pas aux conséquences, bien qu’elle sache à quoi s’attendre. elle imagine que ce sera rien de joli. pas de baume, pas de glamour. ça tombe bien, c’est pas pour les paillettes qu’elle veut en être. elle a le regard perçant dans le sien. il a l’air avec d’exalter. il a l’air de frankenstein venant tout juste de créer sa propre créature. elle a l’oeil brillant qui le lâche pas, méfiant, et puis elle comprend. il adore ça. la sentir juste là, au creux de sa main. c’est presque qu’il pourrait en faire ce qu’il voudrait, de la gamine. presque. un peu de chance, l’air de l’enfant mal lunée le fera revenir à la raison, ce qu’il finit par faire, des secondes plus tard. elle lève sèchement le menton pour qu’il dégage ses sales pattes, se recule pas pour autant. le piquet, c’est sa seule façon d’lui montrer qu’elle reculera pas. qu’elle a pas peur, pas même de lui. contente toi de m’appeler et j’m’occuperai du reste. signe qu’elle se laissera pas avoir par une belle gueule, la promesse d’effacer sa dette. un coup, et puis c’est tout. oublie pas qu’ça vaut pour une fois seulement. après, on est quitte. jusqu’à la prochaine merde, du moins. on a un marché ? l’oeil sombre et la main qui se tend entre eux deux. elle donne son âme, pacte avec le diable.

Oh, elle est délicieuse la ligne froncée de son regard. Aussi bonne que sa réponse désinvolte. Nora elle crache sur les risques et les foule aux pieds jusqu’à c’qu’ils crèvent. Nora a pas froid aux yeux. Nora a déjà vu la mort et pourtant, étrangement, elle l’accepte. C’est la seule qui me semble avoir un minimum de bon sens sur le dérapage récent. Ou en tout cas, la seule qui m’fait pas chier avec.
Mais elle me répond trop vite pour que j’la crois vraiment.
J’ai bien conscience de sa volonté à venir s’embourber dans la crasse, j’la respecte même. La jeune femme a des trucs à prouver, à la terre entière ou juste à Ike peu m’importe, et ce sera un vrai moteur. Mais elle réalise pas entièrement qu’elle pourrait en sortir brisée, lynchée, ou au moins changée.
Nora s’abandonne sans condition entre mes doigts rudes, façonnés par les bagarres et une vie d’boulot.

J’encaisse sans broncher ses regards noirs à la chaîne. Je la détaille longuement. Les cheveux emmêlés qui lui encadrent le visage. La dégaine efflanquée sous ses vêtements trop larges. Les poings aussi serrés que ses lèvres. Et surtout ses yeux. Deux miroirs qui m’laissent un arrière-goût de folie bien connue.
« Deal. »
Nos paumes claquent dans le silence. Ça sonne comme un glas.
« T’as gagné Nora : bienvenue dans l’gang ! »
On dirait un forain qui annonce le gros lot, sauf qu’on est pas en train d’parler de nounours géants ou de licornes pelucheuses. Le sourire a repris ses droits sur moi, sa place, et rayonne plein phares vers elle. J’suis ravi.
« Par contre tu la fermes. Personne doit savoir, comme pour le flingue. »
Je sais que j’ai pas besoin d’lui répéter, mais j’le fais quand même. Un peu pour l’emmerder. Un peu juste au cas où… Après tout, elle a déjà réussi a paumer une arme ; j’ai des raisons de me méfier.
« Garde ton portable pas loin. J’veux que tu déboules direct quand j’t’appellerais. T’as une bagnole ? »
J’me fais pas trop d’illusion. Nora est une enfant des rues, pas du genre à rouler sur l’or. J’suis même pas sûr qu’elle ait le permis mais j’vois pas non plus en quoi ça l’empêcherait de conduire. Suffit de pas s’faire chopper.
« J’ai plus qu’à t’laisser te reposer alors… J’suppose que tu m’ferais pas une p’tite place dans ton pieu pour que j’te réchauffe ? Tu dois t’sentir seule depuis que Ike t’fait la gueule. »
J’peux pas m’empêcher de pousser encore les limites. Habituellement j’grapille millimètre par millimètre, mais aujourd’hui elle peut bien m’envoyer péter une énième fois j’sors quand même grand vainqueur de la rencontre. Nora est officiellement devenue ma débitrice, et j’vais soigneusement conserver cet atout dans la manche jusqu’à la bonne occasion.
J’exécute un simulacre de révérence avant de tourner les talons. J’marque une pause juste avant de franchir la porte pour lâcher :
« Sa main va mieux au fait, c'est sympa de d'mander. Il va pouvoir bientôt reprendre du service. »
Comme exploser ses adversaires entre les barreaux d’la cage. Ou pour accomplir une tâche quelconque au compte du Gang. Que du sale et de l’hémoglobine.
Rien d’pire que ce qui l’attend elle.

Dans l’obscurité des couloirs j’réfléchis déjà au prochain coup à jouer. A comment provoquer l’destin et mettre des coups d’pieds dans le château de cartes comme un gosse capricieux.
Le chemin inverse me paraît beaucoup plus simple : j’ai pris soin de bien retenir comment accéder à la planque de Nora. On sait jamais, ça peut servir en cas d’expédition punitive.