I was Here ~ Darius

La lune est pleine, la nuit bien avancée. C’est le moment idéal. Les gens bien comme il faut dorment à poing fermé, les oiseaux de nuit sont occupés ailleurs. Dans quelques heures, il sera trop tard. L’ombre et la lumière batailleront, l’une pour conserver le terrain, l’autre pour s’étendre sur la ville et les premiers curieux commenceront à ouvrir les yeux; et quand ils les lèveront vers le ciel, Marley tient à ce qu’ils la voient, son oeuvre. Elle s’active, rempli les pochoirs qu’elle a dessiné elle-même, et petit à petit, elle apparaît, la silhouette qui hurle à plein poumons sans qu’aucun son ne sorte. Elle se détache à la perfection sur le fond noir du panneau d’affichage et la brune esquisse un sourire de satisfaction en reculant de quelques pas prudents pour contempler son travail. Elle a du mal à croire que personne n’ai jamais songé à venir graffer à cet endroit. C’est le spot idéal: situé en hauteur, visible de loin et suffisamment difficile à atteindre pour que les petits graffeurs du quartier, tout juste bons à écrire leur nom à la bombe n’aient pas envie de se donner la peine de grimper. Une merveille qu’elle est plus que satisfaite d’avoir inauguré. Quand son talon rencontre le vide, elle vacille sur ses jambes mais parvient à garder son équilibre sur la plateforme. Avec un regard en arrière, elle jette un oeil au vide qui s’étend sous ses pieds et sens son coeur accélérer dans sa poitrine. C’est pas de la peur, c’est de l’excitation, le rush d’adrénaline qui rend toute cette expédition bien plus intéressante à ses yeux. C’est ce qu’elle cherche principalement en pratiquant son art dans la rue plutôt que chez elle, le danger. Elle se fiche de l’exposition, elle ne tient pas spécialement à être connue, elle ne tient pas à ce que tout le monde sache que c’est elle, Marley Shepperd qui orne les rues de la ville de ses silhouettes à la Banksy. Au contraire, elle tient à son anonymat, à rester dans l’ombre. Elle aime l’idée qu’on puisse se poser la question et qu’elle reste sans réponse. Les mains tachés de peinture posées sur les hanches, elle observe son travail en détail et son sourire satisfait s’intensifie. C’est la première fois qu’elle déflore une telle surface. Elle se demande l’espace de quelques secondes si c’est ce genre de sensation victorieuse que ressentent la plupart des mecs quand ils prennent la virginité d’une nana réputée inaccessible. Probablement. Par chance, ses actes auront moins de conséquences qu’une partie de jambe en l’air, pas de risque que la demoiselle soit trop jeune, qu’elle ai des frères surprotecteurs ou qu’elle finisse en cloque. C’est une relation sans lendemain, elle passera rapidement à autre chose. Son prochain projet et d’ailleurs déjà en train de germer dans sa tête. Quelque chose de plus discret sans doute, qu’elle pourrait répéter à plusieurs endroits de la ville. La lèvre inférieure coincé entre les incisives, elle la mordille quelques secondes avant de se pencher vers son sac pour y récupérer une bombe de peinture blanche, et une autre rouge pour apporter la touche finale, sa signature, sa marque de fabrique. Elle secoue la première bombe pour bien mélanger le contenu mais fait volte face quand les lumières bleues et rouge d’un véhicule de police viennent se répercuter sur le panneau devant elle. Elle ne peut pas l’entendre, mais elle est presque certaine que la sirène à deux tons a déjà retentit pour signaler leur présence. Fait chier. Sa peinture en spray toujours entre les doigts, elle se retourne lentement les mains en l’air et détourne légèrement la tête pour protéger ses yeux des lumières agressives qu’ils pointent vers elle. Elle ignore quelles sont leurs sommations mais estime inutile d’opposer résistance pour le moment. Elle est coincée là, sur sa plate forme, sans porte de sortie alors à quoi bon? Les yeux plissés, elle tente d’apercevoir ses assaillants et leur fait signe de ne pas s’énerver en leur présentant ses paumes avant de porter les doigts de sa main directrice d’abord à sa bouche puis à son oreille. “Je suis sourde muette”. Bon courage les mecs.

L'air presque chaud qui se propage dans les rues de Crescent s'engouffre dans la caisse de Darius, lui faisant presque regretter les affres de l'hiver. Il est tard, et pourtant la nuit est calme. Ce soir, c'est pas lui qui se tape la patrouille dans le quartier de Night Falls à son grand regret. Il aurait bien aimé faire une petite halte au Sinner pour se rincer l'oeil et se remplir le ventre sauf qu'à défaut, il est en train d'engloutir un McFlurry M&M's arrosé de Milkshake chocolat tout en conduisant dans Fair Haven. La nuit est tombée depuis longtemps, les rues sont plus calmes qu'à l'accoutumée et seul le bruit de la radio de la police vient rompre le silence, grésillant aux fils des appels. Darius n'a pas foutu grand chose ce soir, un tapage nocturne, une dispute conjugale. Rien de très intéressant et surtout le sommeil commence à le guetter. Il se languit du moment où il se laissera échouer sur son canapé, la main désinvolte calée dans le caleçon et un épisode de manga sur son écran plat. Ouais, il avait besoin que de ça pour illuminer ce mardi soir chiant comme la pluie. En attendant, il a encore cinq heure de patrouille et personne dans cette ville de merde semble avoir envie de le distraire un peu. Il roule au grès de ses envies, foule les mêmes rues depuis des années, serait capable d'énumérer tous les noms de famille de chaque immeuble et déplore le peu de changement à se mettre sous la dent dans ce trou à rat. C'est presque risible à quel point chaque habitant de cette ville est prévisible de génération en génération. La lassitude qui ronge Darius répond au doux nom de routine et il aimerait bien la semer de temps en temps. Il tourne à l'angle de la troisième, lorsque son regard est attiré par un billboard sur lequel il croit voir une silhouette en pleine séance de tag. Bingo. C'était pas la folie mais c'était déjà ça à se mettre sous la dent. Darius enclenche les giro, se gare en dessous de l'énorme affiche et s'extirpe de sa voiture. De là où il est, il ne voit pas distinctement le visage de la petite crapule qui a joué les Picasso sur une putain d'affiche géante. Allez, descend de là et doucement s'il te plait, je voudrais pas que tu te casses un truc. Il joint le geste à la parole en lui faisant signe de le rejoindre lorsque la fille lui répond par des gestes étranges. Quoi ? Je t'entends pas d'ici. Descend, je vais pas te le dire 1000x. La fille insiste et c'est là qu'il comprend. Manquait plus que ça. qu'il grogne, les mains sur les hanches. Il se mord l'intérieur de la joue pour ne pas céder à un langage un peu plus fleuri. Ok pour une entaille dans sa routine, mais franchement... ? Une délinquante sourde-muette, vraiment ? T'es sourde-muette, pas aveugle, donc descend de là. qu'il insiste encore en lui faisant signe de rejoindre le sol. Il avait le sentiment que cette interpellation serait loin d'être son moment préféré de sa longue nuit de taffe. Il avait franchement autre chose à foutre que de jouer les assistantes sociales avec une grapheuse compulsive. Ceci étant dit, c'était pas la première fois qu'il voyait ce style de tag, elle avait du en semer un peu partout en ville. C'était pas une grande baronne de la drogue mais c'était toujours ça de pris pour faire bonne impression à son supérieur hiérarchique. Maintenant y'avait plus qu'à attendre que la poupée pas sage rejoigne la terme ferme.

Si seulement les tags pouvaient être le seul problème de Crescent Heights, Darius aurait plus de temps pour siroter des milkshakes dans sa caisse tranquillement sur un parking. C'était le genre d'intervention qu'il trouvait inutile et qui lui faisait perdre un temps fou, le fait est que c'était aussi une très belle occasion de se faire quelques petits billets. Il arrivait souvent que la jeunesse dorée de CH vienne tester leurs limites en commettant de faibles délits. Ces petits bourgeois adoraient secréter un peu d'adrénaline mais dès que les flics se pointaient ils étaient terrorisés à l'idée de se faire confisquer leur Range Rover ou de se faire couper les vivres par leurs abrutis de parents. Et c'est là que les choses devenaient intéressantes, la plupart s'empressait de lui tendre des billets en échange de son silence afin d'éviter une flopée d'ennuis. Vous seriez étonnés du fric que peuvent porter sur eux les gosses d'Orange Grove. Ces sales gosses se déplaçaient parfois avec plusieurs liasses de billets sur eux. Parfois c'était même eux qui insistaient pour se faire escorter jusqu'à un distributeur où ils retiraient de l'argent avec la black de Papa. Darius ignorait pourquoi mais aucun jusqu'ici ne l'avait balancé. C'était un bon moyen d'arrondir ses fins de mois et avec un peu de chance la gamine qu'il venait de prendre en flagrant délit de détérioration de bien public avait elle aussi les poches bien garnies. Une fois qu'elle est face à lui, les deux pieds sur la terre ferme Darius la regarde de haut en bas. Elle lui adresse un sourire avant de s'adresser à lui en langage des signes. Ouais bon, j'suis pas venu ici pour jouer à Pictionnary donc t'as deux solutions. Il lui montre l'arrière de la caisse puis détache ses menottes de sa ceinture pour lui ajouter sous le nez puis sort des billets de sa poche avant. Il agite successivement les deux devant elle pour l'inciter à choisir. Darius doute de rien, la meuf est sourde-muette, il a pas franchement peur qu'elle aille tout balancer aux autres flics sur ses petites techniques de corruption. C'était pas bien méchant et puis au pire, si jamais elle commençait à lui faire des problèmes, il lui suffirait simplement de dire qu'ils s'étaient mal compris et qu'elle avait complètement déliré sur le coup de la pression de voir un agent des forces de l'ordre. Parce que si Darius avait bien compris un truc dans son métier c'est que le doute ne devait jamais être permis sous peine d'éveiller les soupçons de tout le monde. Audacieux, insolent, Darius savait comment gérer ses petites affaires et il savait flairer un bon deal. Il doutait que la nana devant lui ait une liasse de billets dans la poche arrière mais franchement, pour 50 dollars il la laisserait partir. Il était d'humeur généreuse ce soir.