profit from despair (darius)

profit from despairLio, il a arrêté de compter les mois à s’arracher la gueule. C’est désespérant, la vitesse à laquelle les joints et les rails s’enfilent, s’enchaînent, déraillent. Le train lancé avant le départ de chez ses parents a pris de l’allure avec son arrivée à Night Falls, et rien ne semble vouloir l’arrêter. Y’a personne aux commandes, le conducteur est parti s’taper à l’arrière pour admirer les étoiles défiler. À travers ce voyage incertain, le visage encore juvénile de Lio se déboussole tout seul. Ça pointe l’est pour montrer le nord. Les cernes sous les yeux pas capables d’être cachées, les veinures rougeâtres sur la cornée qui vont et qui viennent. Le temps n’a pas encore creusé ses ravages ineffaçables, mais on les sent pointer le bout de leur nez. Là. Avec la fumée toxique descendue directement la gorge et les doigts qui grattent discrètement la peau. Dépendance.
C’est triste, un peu. Beaucoup. De voir ses fils des gens bien comme il faut tirer une balle dans leur vie heureuse. S’enfoncer, pour pas grand-chose.


Le gamin observe du coin de l’œil le lycée tout en passant à côté, main dans les poches. Marche rapide, pour ne pas inspirer la moindre tentation à quiconque de s’approcher de lui. Il ne sait pas trop s’il y a encore des gens pour le reconnaître – sûrement, ça doit jaser sur son dos dans les couloirs. À mesure qu’il longe le bâtiment gris, la drôle de sensation creuse son trou dans sa poitrine. Il devrait y être, à l’école. Pourtant, d’un autre côté, s’imaginer sur les bancs est devenu bizarre à la longue. Comme si ça faisait longtemps qu’il n’appartenait plus à c’monde-là.
Lio secoue la tête et continue son chemin. Dans sa tête, y’a les plans de la ville qui se construisent au fur et à mesure qu’il traverse les rues et les squares et les ronds-points et les allées et les ruelles. C’est bouclé en dix minutes, il se plante à l’ombre d’un bâtiment abandonné. Check son téléphone, check ses notifs. Attend encore. Bat du pied. Compte les billets à la hâte, dernier salaire du Star Records. L’attente lui fout une sale inquiétude, bien qu’il n’y ait rien d’autre à faire que d’attendre. Et s’inquiéter. Le dealer qu’il a contacté voilà deux heures, en plein manque, il le connaît pas des masses. Ce n’est ni Teddie, ni Azur, ni Oliver, ni aucun autre type à la gueule plus ou moins sympathique. Lio hésite à dégainer son smartphone encore une fois et puis, au moment où il cède à l’envie, il l’abandonne aussitôt. Ça y est, le mec arrive, on l’voit pointer sa tête de fouine à l’autre bout de la rue.
La transaction se fait vite, juste quelques mots échangés, billets roulés, sachet tendu.

Et puis ça s’passe très vite.
Le dealer relève le menton et jette un coup d’œil derrière l’épaule du garçon. Son visage se décompose instantanément pendant quelques secondes suspendues dans l’air, puis la came qui tombe sur les pavés. Et y’a l’mec qui glisse un « Sale enfoiré d’mes deux !! » avant de s’enfuir aussi sec par où il est arrivé.
Et Lio, il est laissé planté là, sans comprendre c’qu’il vient de se passer. C’est à son tour de se retourner et d’apercevoir la silhouette à quelques mètres. Les liens se font vite dans sa tête et, lui aussi, se met à courir. Comme l’une des sorties est bouchée, il est bien obligé de repartir par la même voie que son revendeur. Sauf que, contrairement à lui, il est bien moins rapide, et se fait rapidement harponner par le nouveau venu. Le gamin écarquilles des yeux affolés dans ceux du black et il balbutie quelques mots précipités. « Euh c’pas moi y’a erreur j’vous jure putain laissez-moi ! » Comme si l’évidence qui traîne par terre à quelques mètres n’était pas suffisant. Lio, parfois, il a envie d’se foutre une bonne grosse baffe.