do your worst (gemma)

My last girl had me so fucked up it was a blacked out blur
Baby, you jump first
It's a long way to hell, I ain't really tryna leave this Earth
Baby, do your worst
I've come to the conclusion you can't kill me if I kill you first

Le plafond de la salle de bal mériterait qu'on s'allonge dessous une après-midi entière pour pouvoir en apprécier chaque détail. Les dorures, partout, rappelle que l'homme avec un peu d'application et de concentration est capable de créer des merveilles avec ses mains. Les rideaux lourds et chargés encadrent les fenêtres immenses qui laissent découvrir la nuit d'encre noire parsemée d'étoiles. C'est la deuxième fois que Nikos met les pieds au Château Régent et pourtant il est toujours aussi impressionné par le lieu. Une main dans sa poche de costume l'autre, distraite, autour de la taille de Madame Sheffield, ex-femme de sénateur aux traits tellement tirés qu'un simple hoquet suffirait à déchirer l'intégralité de son visage, il laisse son regard divaguer sur l'architecture de la pièce. Immense. Royale. Intemporelle. Les chandeliers et l'immense lustre au plafond éclairent tous les visages d'une lumière douce qui met en valeur même celles dont la beauté a fanée depuis longtemps déjà. Il n'y a pas beaucoup d'hommes, la plupart sont tous dans le jardin en train de fumer un cigare sous les étoiles. Putain de chanceux. En même temps, eux, n'étaient pas payés pour être là, ils pouvaient bien aller où ils veulent. Nikos regarde les bulles de champagne de sa coupe venir crever à la surface. Il ne distingue même pas les bruits autour de lui, ce brouhaha incessant des diners mondains. Toutes les voix sont les mêmes, les visages aussi. Tellement lassant. Et si lucratif à la fois. Il termine sa coupe d'une traite et prétexte d'avoir besoin d'aller se resservir pour échapper au joug de sa cliente quelques minutes. Il se fraye un chemin parmi les invités jusqu'au buffet encore inondé de nourritures. C'est un truc qu'il a remarqué ici aussi, les riches ne mangent jamais. Ici, tout le monde faisait attention à sa ligne et la gloutonnerie n'était jamais autant pêché capital qu'en ces lieux. Il grappille distraitement un hors d'oeuvre lorsqu'une voix familière prononce son nom. Il tourne la tête et bam. Sa mère. La deuxième. Putain de merde. Louise, Juana, how are you ? S'ensuit une conversation douloureuse pendant laquelle chaque mot qu'il exulte lui fait l'effet d'un poignard qui racle l'intérieur de sa gorge avec application. Il remercie le seigneur de lui avoir fait don de fossettes qui aide à feindre cette impression de chaleur. Louise lui ressemble terriblement physiquement tandis que Juana a les mêmes intonations dans ses phrases. Lentes au début, appuyées sur la fin. Elles sont gentilles évidemment, adorables même. Nikos n'a pas de mal à imaginer Gemma se blottir contre elles en réclamant qu'on lui natte les cheveux. La manière dont Juana le regarde en dit long sur ce qu'elle pense de la situation. Oui je sais on est cons, qu'il a envie de lui dire mais il se tait. Au lieu de ça il leur apprend qu'il est désormais propriétaire du Lion, qu'il n'a pas de mal avec la chaleur puisqu'il est grec et que lui aussi, il trouve le champagne pas mal ce soir. C'est basique, tellement mainstream et pourtant ça suffit à le déstabiliser. Quand Louise lui demande si il a vu Gemma ce soir, Juana lui donne un coup de coude peu discret. Nikos se racle la gorge. No, I didn't see her yet. Et après ce qu'il s'était passé chez lui, il ne prévoyait vraiment pas de croiser son chemin. Leurs mots raisonnaient encore dans son salon et sa porte était là tous les jours pour lui rappeler qu'il s'était comporté comme un parfait connard. Mais elle l'avait mérité n'est-ce pas ? C'est ce qu'il tentait de se répéter en boucle. Constamment. Parce que c'était beaucoup plus facile que de voir la vérité en face : ses sentiments n'avaient pas embarqué avec elle dans cet avion pour Washington D.C. Ses mères semblent le savoir aussi. Oh here she goes. Nikos se raidit instantanément, il n'ose même pas tourner la tête dans sa direction. Il se feint d'un sourire. Sorry, I gotta go. It was very nice to see you. Et part dans la direction opposée sauf que voilà, il finit par l'apercevoir dans sa longue robe bordeaux, fendue sur le côté, laissant découvrir une de ses jambes interminables. Le temps s'arrête. Son regard se perd sur son visage parfait. Ses yeux de biche, sa bouche qui semble être dessinée par les anges eux-même. Sa manière de se mouver dans l'espace. Il aimerait dire qu'il ne ressent rien, qu'un immense néant mais c'est pas le cas. C'est un incendie qui se propage quelque part entre ses côtes et chaque fois qu'il la regarde c'est un bidon d'essence qui se déverse dans ses entrailles. Les hommes qui sont revenus à l'intérieur la regardent avec envie et c'est tellement insupportable qu'il finit par se barrer de l'autre côté de la pièce. Une heure plus tard, Madame Sheffield lui demande d'aller chercher son porte cigarette resté dans la salle au fond du couloir qui fait office de vestiaire, il s'exécute docilement, trop heureux de pouvoir faire autre chose que de sourire et d'hocher la tête pendant dix minutes. Il quitte la salle de bal, longe le long couloir lorsqu'il aperçoit parmi les quelques personnes qui le traverse Gemma. Elle marche devant lui, droite comme un i, comme si elle était la propriétaire des lieux. Visiblement ils vont au même endroit puisqu'ils tournent au même moment. Elle doit avoir reconnu sa façon de marcher car elle finit par se retour. Le regard qu'elle lui lance est assassin, il lève les yeux aux ciels en guise de réponse. La deuxième fois qu'elle se retourne c'est au moment où elle manque de lui claquer la porte du boudoir au nez. Il parvient à se glisser en rattrapant la porte de justesse. You're being so childish right now. qu'il balance avant d'entendre une énorme déchirure. Il espère qu'une chose, que c'est pas son costume, qu'il est censé ramener demain en boutique.

La transition vers un univers parallèle s'est faite sans heurts ni coutures. Smooth and steady. L'important, dans une renaissance comme dans le reste, c'est que pour l'oeil extérieur, ça ait l'air facile. Gemma survole sa mission auto-assignée, est à l'aise dans son nouveau rôle comme s'il avait toujours été sien et c'est sans doute le cas. Rien de révolutionnaire, juste du recyclage effectué à la perfection. Elle est simplement redevenue la fille de ses mères. Celle qu'elle aurait dû ou pu être si, au carrefour rencontré cinq ans auparavant, elle avait choisi le chemin pavé. Ça avait été un déchirement à l'époque. Un foutu dilemme cornélien, chaque embranchement demandant un sacrifice. Elle était certaine de laisser une potentielle existence derrière en faveur d'une autre. Si seulement elle avait su que, peu importe comment elle choisirait de voyager, elle finirait au même endroit. Sur les pavés. Le résultat est identique. La destination est la même. Elle a juste les semelles un peu plus boueuses. Ce soir et tous les suivants, elle est la bourgeoisie lucide à la diplomatie piquante, poster child du mariage gay, portant son ésotérisme en valeur ajoutée plutôt qu'en produit fini. La princesse rebelle d'Orange Grove a troqué Night Falls pour Harbor Springs, la soie noire pour le velours rouge, reste mystique mais approchable. Au final, c'est juste une question de marketing. Le deuil exfolié pour laisser la peau lisse, car il est plus facile de prétendre qu'il n'a jamais infusé les os. Tout ce qu'il lui reste de la dernière année, toute en larmes et bad boys comme une crise d'adolescence sur le tard, c'est des souvenirs et une brèche le long de sa poitrine, à peine de quoi glisser un ongle. Étrange de se dire qu'une fissure si infime ait pu un jour abriter Cece, Kitty, Edna et Nikos, mais aussi le manoir, le hangar, son Colt et ce foutu besoin de le brandir, toutes ses raisons d'être qui elle est, son premier je t'aime et un cercueil bouffé par les flammes. Gommés. Époussetés du tissu de sa robe d'une pichenette, comme elle enlève une poussière du bustier en rentrant à l'intérieur de la pièce. La nuit est douce et constellée, une nuit pour elle, mais sur la terrasse ça fume le cigare entre des doigts ornés de chevalières, aussi à la troisième question proférée dans sa direction qu'elle ignore, Gemma choisit de rejoindre ses parents à l'intérieur. Une longue série de clapbacks définitifs lui titillent la langue mais ce soir, elle est civile. Elle est ici pour Louise, en service après vente, elle n'est plus un électron libre, elle fait partie d'un set. Par conséquence, Gemma tourne sa langue sept fois dans sa bouche avant de proférer le moindre bonsoir. Elle se veut irréprochable. C'est dans ce but précis qu'elle n'a même pas posé un œil sur Nikos ce soir. Elle a su qu'il était présent à la seconde où il a passé le seuil de la salle de réception au bras d'une de ses bourgeoises sans avoir eu besoin de tourner le menton dans sa direction. Pathétique. L'indifférence est d'autant plus hors de portée que la bourgeoise du soir est Liz Sheffield, matrone que Gemma a toujours appréciée ainsi que soutien de longue date de Louise - et comment est-ce que Gemma va pouvoir expliquer ça à sa mère ? La seule solution de facilité est d'ignorer à la fois Nikos, Liz, et le problème. Elle s'y force et s'en sort avec les honneurs, pourtant dieu sait à quel point c'est difficile lorsque, retournant à la réception après son excursion sur la terrasse, ses yeux trouvent ses mères en pleine conversation avec Lui. Les épaules droites, Gemma détourne le regard aussitôt et fait une beeline vers le bar. Une heure plus tard, elle a trois cartes de visite entre les paumes - même le barman est intéressé par ses talents et lui a griffonné son numéro de portable sur une serviette. Autant pour se décharger de son cargo qu'échapper à la tension de la réception pendant une poignée de secondes, elle se glisse dans le couloir dans la direction du vestiaire. Il la suit. Elle n'a pas besoin de jeter un coup d’œil par dessus son épaule pour le savoir - autant qu'elle déteste ce simple fait, elle reconnaît son pas et sa présence entre toutes - mais elle le fait tout de même, tentative d'imitation qui tombe à plat. Son regard à elle est bref, noir, et indique très clairement go back to where you came from. Il continue droit devant. Très bien, puisqu'il veut jouer à ça, elle se fait un plaisir de lui fermer la porte au visage. Ou du moins, elle essaie. Claquer la porte, c'est autant un acte de guerre qu'un refus catégorique qu'ils se retrouvent ensemble dans un espace confiné. Hors de question, c'est déjà suffisamment douloureux de le savoir sous les mêmes dorures qu'elle avec une centaine de convives en guise de tampon. Claquer la porte, c'est surtout son pire calcul de la soirée. Le son grave de la déchirure est immanquable."Oh hell no." La fente de sa robe Valentino, piégée dans le chambranle, vient de s'allonger d'une dizaine de centimètres. Fuck fuck fuck fuck. "I'm the childish one? You fucking ripped my dress!" Nourrie par une rage qu'elle n'a plus envie de contenir maintenant qu'ils sont seuls, Gemma pousse Nikos en arrière sans cérémonie. Son dos à lui rencontre la porte du boudoir, restée entrouverte, qui se ferme sur le coup, laissant entendre une deuxième déchirure. Elle laisse échapper un son quelque part entre le gémissement et le juron. Sa jupe est prise dans le chambranle, soit. Le vrai problème, c'est la fente de sa robe qui, sur le second déchirement, est passée d'osée à obscène, la couture ayant sauté jusqu'au bas du bustier. Instinctivement, elle baisse les mains, tente frénétiquement de masquer les centimètres de peau et de lingerie exposées même si, dans le fond, à quoi bon ? Ses yeux, pour la première fois de la soirée, se plantent dans ceux de Nikos. Le ton est venimeux avec un rien de panique sous-jacente. "You must be so happy with yourself." Jeu, set et match. Victoire écrasante tendue sur un plateau d'argent. Faut croire qu'elle se relâche avec l'âge. Le plaquer contre la porte d'un espace clos et déchirer des fringues était bien plus récréatif avant.

La vendeuse du magasin où il achetait ses costumes en ville n'était pas dupe. Elle savait parfaitement ce qu'il venait chercher quand il rentrait dans le magasin, elle savait parfaitement qu'il reviendrait le lundi matin à la première heure. Le costard soigneusement plié dans le même sac dans lequel elle l'aura glissé le vendredi soir. Il lui arrivait même à cette jolie vendeuse, une afroaméricaine d'une vingtaine d'années tout au plus, de faire une pré-sélection pour qu'il gagne du temps. Nikos ne perdait jamais de temps à essayer, il prenait sa taille et se barrait. Il ignorait pourquoi et comment mais il ne lisait aucun jugement dans le regard de la jeune femme à la peau ébène qui l'encaissait en silence. Ils ne se parlaient jamais. Elle avait vite compris qu'il n'était pas le genre de client qui avait besoin d'être guidé ou qui avait envie de parler de son tour d'épaule. Il se doutait qu'il passait pour un pauvre mec. Elle devait sûrement croire qu'il empruntait les plus beaux costumes de la boutique pour aller se pavaner dans les boites de nuit de la ville d'à côté. Pour s'inventer une vie. Pour séduire sûrement. Il y avait un peu des derniers. Mais finalement peu lui importait ce que croyait cette vendeuse. Il n'avait jamais porté d'attention à ce que les gens pensaient de lui. Pendant un moment cependant il s'était demandé si elle n'avait pas finir par deviner. Ce qu'il faisait. Mais il fallait croire qu'un mec de 25 piges qui empruntent des costumes à 1300 dollars c'était pas si insolite que ça parce qu'elle n'avait jamais osé sous-entendre quoique ce soit. Nikos avait beau avoir conscience d'à quel point ce petit manège était pathétique, il était surtout pratique. Le fait est qu'il ne pouvait pas tourner sur deux pauvres costumes bon marché. Les femmes avec qui il sort s'attendent à de la qualité alors il lésine pas sur les moyens. Les costumes qu'il loue coûtent une fortune, c'est pour cette raison que lorsqu'une énorme déchirure se fait entendre, il prie tous les Dieux de l'Olympe pour que ça ne soit ni son pantalon, ni sa veste. Il se retourne et découvre que ce soir les étoiles sont avec lui. C'est sa robe à elle qui a été sacrifié. Et évidemment elle l'accuse. Il est estomaqué devant tant d'audace. Elle lui claque la porte au nez et c'est lui qui se prend la foutre derrière. Il essaie même pas de masquer à quel point il est offusqué. What? I did nothing! You did that to yoursel! You're the one that slammed the fucking door in my fucking face! Sauf que trop tard, elle le pousse contre la porte. Mauvaise idée. La porte se referme à nouveau sur la robe et vient la tirer plus haut cette fois. Assez haut pour que son regard remonte jusqu'à sa peau découverte où il peut apercevoir un body en dentelle. Putain de merde. Oh non merde, il va... Il va jamais réussir à se retenir de rire. Et du coup c'est ce qu'il fait il éclate de rire, même si il sait que ça pourrait lui coûter la vie ou au moins une manche de son costume. Le tableau qui se dresse devant lui et digne des pires comédies romantiques. Elle est là face à lui, tentant tant bien que mal de se cacher. Elle fulmine, il est pratiquement sûre que les flammes de l'enfer vont s'échapper de sa bouche lorsqu'elle va parler et qu'une gigantesque tempête va s'abattre sur la ville tellement sa colère doit être grande. Sa tentative (vaine) de se dissimuler ne fait qu'accroître la loufoquerie de la situation. Comme si il ne connaissait pas parfaitement le moindre centimètre carré de sa peau. Comme si il ne pourrait pas dessiner ses courbes à main levée les yeux bandés. I am not happy at all, this is actually a very serious situation. Il tente de se contenir, se mord l'intérieur de la joue pour ne pas repartir à nouveau dans un fou rire qui achèverait de la faire sortir de ses gonds. Il peut lire dans son regard qu'elle est à deux doigt de lui planter le talon des ses Zanotti dans la jugulaire. C'est la première fois qu'elle se retrouve en position de faiblesse devant lui. C'est la première fois que le destin la met à l'épreuve elle et seulement elle. Elle chavire légèrement mais ne tombe pas pour autant de son piédestal. Même dans l'humiliation elle garde son port d'impératrice suprême. Quit playing G, I already saw you naked. You can stop this little dance. C'est difficile de garder son sérieux, rien que l'expression sur son visage lui donne envie de se laisser aller de nouveau au rire. L'espace d'un instant, il a oublié tout ce qu'ils étaient jadis et tout ce qu'ils sont maintenant. Pour la première fois depuis peut-être leurs origines, dans ce boudoir calfeutré Nikos et Gemma font leur âge. Il la regarde, là à moitié pliée en deux pour cacher ce qu'il connait déjà par coeur avec son regard de furie tout droit sortie des enfers, prête à lui arracher la tête avec les dents. Damn you're so awkward. Oublié les promesses brisées et les coeurs amochés. Nikos ne peut s'empêcher de laisser son regard glisser sur les jambes nues de Gemma. Et soudainement ça le percute, à quel point elle lui manque. Il avait tellement worshiper son corps pendant des mois. Sa peau de cire, ses proportions absolument parfaites. C'était peut-être son côté maniaque qui ressortait mais la vue de son corps était particulièrement satisfaisante de perfection. Tout était parfaitement à sa place. Comme si elle avait déposée sur terre par les cieux pour se mêler au commun des mortels. Son regard croise le sien et brusquement il se rappelle. Non, peut-être pas des cieux. Plutôt des enfers. Mais quand bien même, sa beauté fait tellement mal. Comment était-ce possible de pilonner l'âme de quelqu'un juste en le regardant. Oups. Un peu de mal à respirer maintenant. Il avait suffit d'une demi seconde entre sa cheville et sa hanche pour le tirer loin, loin, loin dans le passé. Quelque part sur la banquette arrière de la Chevrolet. Well since you literally just tried to kill me, I guess I'd better get going and leave you to your own mess. Sourire sournois, il mime un départ. Pour une fois que ce n'est pas l'inverse.

Il exulte. Ce connard exulte. C'était prévisible. Nikos se régale de la voir dans cette situation scabreuse, et s'avère si mauvais à contenir sa joie qu'elle ne parvient pas à croire une seconde qu'il fasse le moindre réel effort pour la dissimuler, malgré le grand show de self-control fébrile qu'il met en scène. Le regard de Gemma durcit à vue d’œil, le froncement obtus de ses sourcils indiquant très clairement qu'il y a une place spéciale en enfer pour les gens comme lui. L'humour de la situation lui échappe complètement. En rétrospective, ça l'amusera. Peut-être. Ça la ferait certainement rire elle aussi si elle n'était pas piégée dans cette galère avec lui. Précisément ce soir, au gala où elle a une campagne charme et sagesse à mener dans la pièce voisine. Tentant de maintenir la colère sous contrôle, Gemma déserre les poings. Trois cartes de visites et une serviette en papier froissées restés dans sa paume virevoltent jusqu'à la moquette. Elle ne leur accorde aucune attention. Présentement, networker est le cadet de ses soucis. Ranger les numéros de téléphone dans son sac avant de s'occuper de sa robe impliquerait fouiller parmi les affaires et, par conséquent, lâcher les pans de jupe qu'elle serre férocement autour de ses hanches, ce qui est absolument hors de question. Et non, malgré l'opinion de Nikos sur la question, elle n'en démordra pas. Il n'y a plus de passé commun qui soit. Aucune connaissance territoriale à invoquer pour qu'elle abandonne la lutte. Elle, pourtant si peu pudique à son habitude, jamais prude tant que le sexe était une possibilité entre eux, plaide tout à coup l'amnésie. Depuis qu'elle a quitté l'appartement au dessus du Lion pour la dernière fois, elle prétend avoir effacé tout souvenir de lui. Elle les a enfouis car il est vite apparu que c'était l'option la plus facile. La moins douloureuse. Nécessité de son agenda de ministre auto-infligé, elle n'a pas de temps à accorder à la guérison. Elle préfère simplement ignorer la plaie. En ce qui la concerne, elle et lui n'ont jamais existé dans la même dimension et le fait que Nikos n'ait pas la décence de laisser son illusion intacte n'y changera rien. Elle serre furieusement les poings autour du velours de sa robe, drapé tant bien que mal autour de ses hanches. "You have a death wish?" Lâché sèchement du haut de ce qu'il lui reste de dignité, car l'hilarité de monsieur ne décélère pas assez vite pour lui plaire. Une menace comme elle en a proféré tant d'autres, et selon ses critères, une qui est terriblement chaste. Il n'y a pas si longtemps, c'était un flingue dirigé sur sa poitrine. Clairement, c'était le bon vieux temps. Le pire, c'est que la question a beau être rhétorique, Gemma en connait la réponse. Oui, il est suicidaire et ça l'a toujours rongée. Une vision d'eux deux enchevêtrés sur un lit d'hôpital suivie d'une autre, ce soir dans le salon enfumé avant que tout ne se délite et ses mots comme un poignard en pleine poitrine ; "this mess is mine." Si elle a tout oublié d'eux, ce n'est pas normal que son cœur se serre. Prise de court, elle détourne le regard, relâche légèrement sa poigne sur sa robe. Une seconde à peine, jusqu'à ce qu'il indique son départ. Bon indicateur de son affligeant sens des priorités, la première chose qui échappe des lèvres de Gemma, entrouvertes sous le coup de la stupéfaction, est "Not literally!" Elle se rend compte avec une seconde de décalage que c'est sans doute la mauvaise chose à dire. Il sait mieux que personne l'aversion récente qu'elle a développé pour ceux qui utilisent l'adverbe "literally" de façon libérale. L'obsession a débuté par la faute d'un des odieux héritiers d'Edna qui collectionne autant les tics de langages que les boutons de manchette. Progressivement, le "not literally" courroucé est devenu la devise de Gemma, adressé successivement à Nikos, l'entièreté des clients du Lion, le présentateur radio grésillant dans la Chevrolet ou l'actrice principale d'un show HBO. C'est sorti tout seul, un mécanisme dont elle aurait déjà dû se débarrasser. Elle n'en veut surtout pas maintenant. Tout plutôt qu'il s'imagine qu'elle évoque une private joke dans une tentative désespérée de l'adoucir ou le rallier à sa cause. Non, aucunement besoin de ça, puisqu'elle a plus probant comme argument pour qu'il la sorte de ce merdier dans lequel il - elle persiste - l'a enfoncée. "You're not going anywhere. You don't want this" de l'index, elle trace un vague trapèze désignant sa jupe, le vestiaire, elle et lui "to get back to your date any more than I do."  Elle ne prétend pas connaître quoi que ce soit à son side job et pour cause, ils n'ont jamais abordé le sujet ensemble. Ça ne l'empêche pas de ne pas perdre de vue le fait qu'il est au bras de Sheffield pour une raison. Elle est plus ou moins certaine que s'éclipser d'un espace clos avec une femme à moitié nue serait du très mauvais business. Ils sont dans le même bateau ce soir : supposés être irréprochables, ils sont des concepts avant d'être des personnes. Ils sont des billboards publicitaires, la jeunesse brandie en étendard pour en faire briller d'autres. Elle connait ce monde comme sa poche car elle a grandi dans ses vieilles pierres ; elle sait que les murs ont des oreilles. Rien n'échappe jamais aux oreilles bardées de diamants des divorcées de la haute. Pour Gemma, les enjeux ont beau ne pas être dramatiques, elle en sait suffisamment long pour comprendre qu'elle n'échappera pas à la mortification sans l'aide de Nikos et, pour ce qui est probablement la première fois, elle est prête à admettre qu'elle a besoin de lui.

Diablesse en disgrâce, elle reprend et corrige comme si c'était elle qui tenait les rênes. Elle peut bien sûr, si cela peut suffire à lui donner une impression de contrôle. Le fait est qu'elle ne contrôle rien. Il n'a pas de mal à imaginer ce qu'il se serait passé dans cette pièce il y a encore quelques mois s'ils s'étaient croisés dans de telles circonstances. A l'époque où leurs corps avaient encore le droit de s'unir malgré le chaos régnant dans leurs têtes. Aujourd'hui il leur reste des remontrances sur sa supposée mauvaise utilisation d'un adverbe et un sourire sournois. Un point par tout, robe au centre. Bien sûr qu'elle menace, les éclairs lancés par ses yeux feraient concurrence à Zeus lui-même. Nikos pourrait partir, là, immédiatement, tout de suite. Sans se retourner et sans un mot. Sans doute que ça lui coûterait moins cher en dignité. Peut-être même qu'il récupérerait un peu de fierté distillée au cours de ces derniers mois. Tantôt en bas de chez elle, tantôt au dessus de chez lui. Il lui suffirait de penser plus de quinze secondes à ce qu'elle a osé dire et faire ces derniers mois pour trouver la force de lui tourner le dos et la laisser dans cette position délicate. Mais non. Il ne fait rien de tout ça. Il reste là face à elle, comme un con. Mais c'est pas pour autant qu'il essaie pas de garder la face. Elle tente encore une fois de le manipuler, de lui faire croire qu'il est obligé de rester plutôt que de lui avouer qu'elle a besoin d'aide. Il croise les bras sur son torse avec nonchalance avant d'hausser les épaules. Bien essayé mais ça ne peut pas marcher. I don't give a shit, she'll pay me anyway. Il savait qu'elle avait toujours su ce qu'il trafiquait dans son monde, même si le hasard avait voulu qu'ils ne s'étaient jamais croisés auparavant. Un miracle en somme quand on sait à quel point le cercle des riches ici est petit. Ou peut-être qu'ils n'avaient jamais prêté attention l'un à l'autre, les étoiles n'ayant pas décidé de les faire se croiser à ce moment-là. Il n'empêche, c'est une fille brillante et il est persuadé qu'elle a su ce qu'il fichait au moment même où elle l'avait vu pour la première fois avec une de ces quinqua-quadra surpoudrées. Il n'a pas honte, au contraire, il assume totalement. Il espère juste que ses parents sont un peu plus naïves qu'elle. Etait-ce bizarre d'espérer encore faire bonne impression à ces femmes ? Définitivement. Mais ça ne pouvait pas être autrement. Si Mila avait été son premier amour, une plaie profonde, celle-ci s'était finalement progressivement refermée. Sans doute parce que de l'autre côté, une autre entaille de la taille de la faille de San Andreas s'était progressivement creusée. Celle-ci contrairement à l'autre continuait à se distendre sans répit ni limite. Une gigantesque crevasse au fond de laquelle rugissait un volcan tantôt en sommeil tantôt dévastateur. Il n'y a plus meurtrier qu'un magma de sentiments contraires recouvrant les coeurs. Dans cette plaie infinie, au début on ne pouvait y glisser qu'un doigt, maintenant un corps tout entier. Et même s'il tentait l'impossible pour la faire se refermer, il finissait par douter que ça soit possible un jour. Elle était gravée en lui. Gemma était une oeuvre éternellement inachevée. Dont il tentait d'apprendre à faire le deuil. Une tâche rendue difficile par sa présence partout. Pire que le fantôme de Cece. Sans doute parce qu'elle était de chair et d'os. Et par conséquent, impossible à ignorer. Why don't you just say "please Nikos help me" instead of fucking around? Oh nevermind that's right you don't need nobody. L'impression de constamment jouer la même scène. Les mêmes reproches, les mêmes pics, les mêmes regards noirs et les roulements d'yeux interminables. Sa manière de se comporter agit comme une madeleine de Proust au goût amer. S'il lui vient en aide ce soir, une fois encore il agit comme le parfait soumis qu'il a été pendant des mois à tendre l'autre joue et à subir ses caprices. Une fois encore il la laisse contrôler la situation mais surtout lui alors qu'il ne mérite pas qu'il dévie de sa route juste pour elle. C'était la leçon qu'il s'était forcé à retenir pendant ses semaines d'absence, ne plus jamais exaucer ses moindres désirs, toujours garder bien en vue ses propres intérêts. En résumé : ne plus se laisser dicter sa conduite par les sentiments débordants qu'il lui accordait bien malgré lui. What do you want me to do? It's not like I'm a fucking seamstress or anything. Why don't you just call one of your bitches so they can bring you a brand new dress? Il ne se faisait pas d'illusion sur ce à quoi devait ressembler sa vie à présent. Il se souvenait parfaitement du genre de mec qu'elle fréquentait avant de le rencontrer, il en avait aperçu un la première fois qu'il l'avait vu. Il serait pas étonné d'ailleurs de voir un de ces connards d'Orange Grove en costard Ralph Lauren débarquer avec une nouvelle robe Dior en guise de compensation. Pendant une seconde, l'idée qu'un autre homme puisse être dans sa vie l'effleure et il sent son coeur se nécroser en une fraction de seconde jusqu'à ce que son regard croise le sien à nouveau. Son regard empli de colère, de haine et sans doute de mépris. Cocktail molotov qui cherche à l'escorter sur le chemin de la nostalgie. Son putain de regard. Ces iris sombres. Deux lacs sombres dans lequel il avait fini par se noyer avant d'être recraché.

L'arrogance l'a rendue fainéante. Ses victoires ont toujours requis des efforts conséquents, mais elles ont toujours fini par être, précisément, des victoires. Elle était tellement certaine d'avoir l'argument final dans la poche. Si les derniers mois lui ont appris autre chose que la douleur réelle des blessures imaginaires, c'est bien lui. Elle sait Nikos, parvient toujours à en naviguer les eaux troubles et ça ne s'oublie pas, malgré toutes ses incantations réclamant farouchement l'amnésie. Malgré qu'elle ait lâché la barre. Du moins, c'était la théorie. Il doit céder face à son raisonnement simple car il est absolument infaillible. Lui, elle, une soirée clinquante et un espace clos, alors qu'ils ont rencard avec d'autres, ça s'est vu par le passé. Les reproches aux airs de préliminaires, tous les murs d'Orange Grove s'en souviennent encore. Ce n'est rien d'autre que l'histoire qui se répète, glitch dans la matrice qui les oblige à revivre tout ce qu'ils ont su produire de pire. Ils ont tous deux trop à perdre si le récit de leurs mésaventures atteint la salle de réception alors, forcément, il va lui venir en aide. Obviously. Pas de la charité chrétienne, rien que du sens commun et un soupçon de bonne volonté. La facilité avec laquelle Nikos rejette son plaidoyer supposément foolproof prend Gemma de court. Comedia dell'arte au winged eye-liner, ses sourcils s'élèvent en un masque d'incrédulité. Aussi étrange que le refus catégorique de Nikos, il y a la première réaction de Gemma. Ni panique, ni courroux, le premier séisme qui l'anime est du mécontentement au nom de Liz. Pourtant modérée, la désinvolture avec laquelle il la traite - "she'll pay me anyway" - l'irrite immédiatement. "Show her some respect. Liz is an amazing woman." Gemma s'apprête à croiser les bras pour ponctuer ses remontrances, mais la manœuvre a pour effet d'écarter les pans de sa robe qu'elle ne protège par conséquent plus. Elle avorte le geste à mi-chemin, referme les doigts contre ses hanches tandis qu'il sous-entend qu'elle n'aurait qu'à gentiment réclamer son aide. Comble du mauvais goût, elle manque de s'y étouffer. Instinctivement, elle monte au créneau. "Maybe because last time I asked for help you just-" elle se reprend de justesse. Sa position d'infériorité implique, une fois de plus et une fois de trop, qu'elle a tout à gagner à écraser. Trop précipitamment pour être discrète, elle baisse les yeux. Se mord la lèvre inférieure pour empêcher aux cris de se frayer un chemin. "Never mind." Le pire, c'est qu'il ne se rendra probablement jamais compte de l'indélicatesse de ce qu'il vient de lui envoyer au visage. Elle a essayé, pourtant, de reconnaître qu'elle avait besoin de lui. Un soir de pluie, ses affaires sous le bras, avant le départ à Washington qu'il lui reproche. Elle s'est résolue à appeler au secours. Sauf qu'il n'y avait plus personne pour lui répondre. La virulence de ce qu'il ajoute la surprend et la frappe comme absolument illégitime. C'est lui qui l'a jetée. Pas l'inverse. Il n'a pas droit au venin, même s'il lui va si bien. Elle déglutit, se force à penser à autre chose que sa colère en costard, ou ses deux faiblesses majeures. La démangeaison qui grimpe le long de sa gorge a immanquablement les couleurs de l'envie, mais il suffit qu'elle repense à leur dernière rencontre chez lui et au goût de sa propre humiliation toujours cuisante - "time has passed/kind of on again/exacty one one-way ticket" - pour l'éteindre aussitôt. Son accusation est injuste et Gemma ne sait même pas comment l'interpréter. Il fait référence à quoi, exactement ? À qui ? Il doit savoir qu'elle est plus seule qu'elle ne l'a jamais été. Que sans les filles, sans Cece, sans Edna, sans lui, plus personne ne prétend à un déterminant possessif. Plus personne n'est vraiment à elle. Tant est que quiconque l'ait jamais été. Au vu de sa propre actualité tragique, elle est plus consciente que jamais de l'inconstance de la nature humaine. Personne n'est à personne. Pas même à soi. Pour lui renvoyer son poison flou au visage, elle fait exprès de se méprendre. Arbore une expression peinée ou, du moins, une contrefaçon passable. "My bitches?" Echo abasourdi, bouche formant un parfait O carmin. La comédie est convaincante, à croire qu'elle a joué aux innocentes toute sa vie - oh wait. "And here I thought you liked my moms." Il y a de la malice en acier dans les angles de son regard mais la vulnérabilité pointe en dessous. Elle n'a pas oublié qu'elle est à son crochet. "I can fix it myself. I only need an emergency sewing kit. They must have one somewhere for the staff. Probably the reception.  Worst case scenario, ten safety pins. I can make it work. Hell, I'm desperate, I'll make anything work." Il a raison, elle n'a pas besoin de son aide. Elle a simplement besoin qu'il l'aide à s'aider elle-même. C'était sans doute ça, le secret, dès le début. La crevasse dans laquelle ils ont continuellement trébuché. Parce qu'elle sait qu'il a plus besoin de l'entendre qu'elle a besoin de ne pas le dire, elle cède : "please." Le ton est sincère et chancelant. Il n'y a aucun sarcasme sous la prière car elle sait qu'elle ne peut plus se le permettre. La position d'infériorité ne persiste qu'un instant car elle ajoute précipitamment "I'll make it up to you." A ce stade, peste ou choléra, elle se préfère redevable plutôt que faible.

Sapé de son insolence, Nikos doute de rien. Le menton levé, il est déterminé à ne pas céder aux chants des sirènes. Celles qui peuplent l'océan de ses pensées et qui lui murmurent de se laisser aller. De l'aider sans discuter, sans négocier. Dans son jeu de tarot, il abat Le Diable, se pensant fin stratège. Parce que la colère marche mieux que l'abdication quand il s'agit d'elle. D'eux. Il se targue d'être plus malin que ça pour une fois. Il tente de la battre à son propre jeu, en se montrant plus méprisant, plus véhément, il espère gagner au moins une bataille à défaut de la guerre. Mais le ton qu'elle prend pour lui répondre commence à le faire douter. '... last time I asked for help you just-' Peut-être qu'après tout elle ne joue pas. Pas tant que ça. Pas si fort que lui. Il fait exprès de ne pas relever, mais ça fait écho. De quoi est-ce qu'elle parle ? Il l'avait aidé. Il l'avait bercé, il l'avait rassuré, il l'avait vengé. Il avait ôté la vie d'un homme pour leur faire retrouver le sommeil, pour ré-équilibrer le cosmos qui semblait avoir perdu le sens des priorités dans la distribution des peines de mort anticipées. Ces mots-là vont rester. Longtemps. Même quand il aura quitter le boudoir d'un pas lourd et plein de remords. Coupé dans son élan, il n'a même pas la force de lever les yeux aux ciels quand elle use de sarcasme. Les bras ballants, le dos contre la porte il n'en mène plus très large. Elle a réussi à le faire redescendre en deux phrases. Le pire cette fois c'est qu'elle l'a fait par inadvertance. Au hasard des mots. Elle déploie le plan haute-couture d'urgence et Nikos la regarde parler, presque hypnotisé malgré lui. Il a toujours été fasciné par la façon dont ses lèvres bougent lorsqu'elle parle. Comme si elle faisait une faveur à tous les mots du monde en les laissant glisser hors de ses lèvres. Il lui avait paru un temps que cette même bouche aurait pu rendre n'importe quel dialecte grossier aussi fancy que du français. En fait il lui parait toujours. Mais c'est une histoire pour un autre soir. Il soupire, se passe une main sur le visage et se décolle de la porte avant d'y jeter un regard hésitant. Il a bien peur de ne jamais avoir la force de revenir si il met un pieds hors d'ici pour aller chercher de l'aide. Sans un mot, il se dirige vers un rideau qu'il tire, laissant découvrir trois barres de dressing, improvisation de fortune de vestiaires contrastant largement avec l'endroit où il se trouve. N'empêche qui sont accrochés des multitudes de sacs. C'est l'été à Crescent Height, pas de manteaux en vison pour venir compliquer ses recherches. C'est au bout de trois sacs et deux pochettes qu'il finit par trouver le fameux kit dans un Celine énorme. Don't move. Il s'agenouille devant elle, le kit en main. Prêt à exaucer son voeu. I said don't move. Il ouvre le kit, en sort une aiguille et un fil qu'il humidifie sur le bout de sa langue. Quelques secondes plus tard il s'empare du pan de robe fugueur et commence à coudre avec toute la délicatesse dont il est capable. Mini-décharge électrique quand il prend appui sur sa hanche pour ne pas la piquer. Pendant un moment il semblerait que le temps s'arrête. Toute la sensualité de la scène réside en cette minutie qu'il met dans chacun de ses gestes. Il finit par ressentir l'obligation de se justifier. My mother was tired of constantly fixing my clothes because I was fighting at school all the time. Ses mains ne tremblent pas bizarrement, alors que dans son cerveau se rejoue le radeau de la méduse. So she taught me how to do it. Il aurait jamais pensé que ce qu'il avait appris une après-midi de janvier devant un vieil épisode de Friends lui servirait un jour dans de telles conditions. De là à s'imaginer Athena, quelque part dans les cieux en train de regarder son fils, attendrie, il n'y a qu'un pas. Elle serait fière de lui, y'a pas de doute. Même si elle le réprimanderait sûrement en grec sur sa façon de tenir l'aiguille entre ses lèvres au lieu de la poser le temps de s'emparer du deuxième tissu. Son éternelle excuse était qu'il était gaucher. Aucun rapport qu'elle disait. Le souvenir s'évapore au moment où il termine son opération chirurgicale de fortune. It's not the best but it's not the worst. You'll be ok. Il relève les yeux vers elle et le temps se fige. Il lui aura fallu presque un an pour se retrouver littéralement à ses pieds, et il aura fallu que ça arrive au moment où il ne pouvait plus se le permettre. Il se relève, il sait qu'elle va partir d'une seconde à l'autre maintenant qu'elle n'est plus forcée de supporter sa présence. Il se retourne pour remettre le kit de couture là où il l'a trouvé et lui fait face à nouveau. Sa robe est presque parfaite à présent. You look... La suite ne sort pas, les mots font barrage au bord de ses lèvres pour finalement revenir tout droit de là où ils venaient, bien logé sous son coeur égratiné. Maintenant qu'il lui a rendu un peu de dignité du bout des doigts. You said that you will make it up to me. So I'll ask my favor now. Il déglutit, mal à l'aise avant de trouver la force de la regarder dans les yeux. C'est comme si il était descendu de cinq cent étages. Il a troqué son insolence contre de l'abattement au moment où ses doigts ont touché sa peau. I really don't think it was just trauma and good sex. Aveu honteux que ses mots, qu'il avait pourtant balayé d'une répartie qu'il voulait meurtrière, l'avait atteint en plein coeur. I'm asking you to never forget that it was real and we were the best.

Gemma ignore quand et surtout pourquoi il change d'avis, mais contre toute attente, il le fait, et c'est tout l'air dans la pièce qui change de texture. Jusqu'à présent, Nikos avait l'air déterminé à s'éclipser et la laisser se débrouiller seule. Elle se réconfortait préventivement en se répétant qu'elle ne lui pardonnerait pas un tel affront. Elle aurait campé, outrée, sur ses positions mais qu'est-ce que ça risquait bien de changer au final, étant donné qu'ils ne se sont même pas adressés un regard de toute la soirée. D'étrangers à étrangers, un an plus tard, boucle achevée proprement, avec un bref fever dream au milieu. Avant qu'il ne puisse réaliser son fantasme évident de mettre les voiles et retourner à la réception, elle le sent céder autour de ses mots, l'acier dont il a recouvert son expression se dissolvant petit à petit dans une moue résignée. Peut-être qu'il s'agit d'un écho mal avisé de leur réalité précédente et des bribes survivantes de ce foutu instinct de la protéger, celui-là même qu'elle a toujours cherché à combattre. Ou bien les diktats increvables d'une philosophie vaguement médiévale et sexiste qu'on inculque aux petits garçons sous le couvert des bonnes manières. Les bons choix pour les mauvaises raisons, ou leur putain de modus operandi. Elle est demoiselle en détresse et tout dans la situation la dégoûte. C'est pire parce que c'est lui, mais la sujétion provoquerait une réaction allergique avec n'importe qui d'autre. Elle ne s'explique pas pourquoi elle rend les armes si vite, pourquoi elle le laisse s'agiter et prendre la situation à bras le corps en restant là, plantée dans son coin, la manucure fermée fébrilement autour de sa robe, aussi physiquement impossible d'arracher ses doigts du velours que son regard du dos de Nikos. Elle déteste tout dans ce moment. Un picotement insoutenable lui dévore les côtes, son corps entier qui réagit face à une situation contre-nature et un sentiment qui l'est, selon elle, encore plus. Nikos peut lui reprocher ce qu'il souhaite, elle sait que c'est elle la grande lésée de leur histoire. Elle a bien trop sacrifié, trop de principes et de certitudes mis sur la table pour rien. Il est parvenu à lui faire croire qu'il méritait le risque, qu'il était digne de la potentielle douleur - mais il ne l'est pas. Personne ne l'est. Il s'agenouille devant elle et elle inspire un oxygène vicié par la panique, qui émet un son aigu en se cognant contre le carillon dans sa poitrine. Immobile par nécessité et non obéissance, Gemma reste muette. Tellement fidèle à une statue de marbre qu'elle se sent pâlir. Lorsqu'il plante l'aiguille dans le tissu, les yeux de Gemma dégringolent le long de son bustier mais l'image de Nikos à ses pieds, prévenant, lui fait l'effet d'un poignard, alors elle redresse le menton précipitamment et se concentre sur le mur opposé. Elle compte les  sacs en rangées militaires, déploie des efforts surhumains afin de ne pas flancher lorsque sa main rencontre sa hanche, sa paume plantée exactement dans l'empreinte qu'il a laissé derrière la dernière fois qu'il a touché sa peau. Elle reste même stoïque lorsqu'il mentionne sa mère, occurrence tellement rare qu'elle est forcément précieuse. Silencieusement, Gemma psalmodie. Elle prie pour que le temps se presse ou s'arrête, que Nikos finisse maintenant ou ne finisse jamais. C'est l'attente qui la tue, l'expectative de ce moment inévitable où ils rétabliront d'un commun désaccord la crevasse entre eux. Ses doigts s'immobilisent, leurs regards se croisent aux deux extrémités de sa jupe, de leur silence commun, d'une année de should have, would have, could have. "Thank you." Un souffle tellement sincère qu'il crève son silence, deux mots qui prennent des reflets exotiques dans sa bouche à elle. "She taught you well." C'est pitoyable que, au stade où ils en sont, Gemma souhaite qu'il sache que l'offrande des quelques mots au sujet de sa mère ne sont pas restés ignorés. Qu'elle ne parle pas uniquement de la couture, même si elle le souhaiterait. Tout serait plus simple si elle le détestait réellement. Il se relève. Elle sait que, maintenant qu'il a accompli son foutu devoir, maintenant qu'elle l'a remercié, il ne leur reste que la porte. Avant qu'elle puisse la prendre, il l'y épingle. Il lui enfonce une agrafe dans le plexus et elle a beau battre des ailes, elle est incapable de se décoller. No. No no, no no no no no no fuck no. Une collision routière au ralenti, mais les dommages n'en sont pas moins brutaux. Elle ne veut pas entendre ça, tout sauf ça, elle qui se targuait d'être si bien parvenue à rester debout depuis leurs adieux rongés par la bile. Elle déglutit, refuse catégoriquement de tomber dans le piège qu'il n'a même pas conscience de dresser. "Right, right. Amazing sex, uh?" Elle aussi, elle peut faire écho à ce qu'ils n'étaient jamais censés répéter, mais la pente est glissante, d'autant plus qu'il a beau l'avoir lâchée, elle peut toujours sentir ses doigts sur hanche, une trace incandescente à travers le tissu et - "You can't ask me that. You have no right to. And anyway, it doesn't matter anymore. You have Mila, and I have" elle désigne distraitement la pièce, le Château Régent, Orange Grove en entier "this. Life's back on tracks." Il devrait le savoir mieux qu'elle. C'est dit avec douceur, tête baissée, mais il y a de la détermination dans ses mots. Non, elle ne trébuchera pas. Elle ne peut pas se le permettre. "Anything else. You shouldn't throw it away like that, you know. A de Salm favor is valuable currency in a place like this." Elle désigne du menton la salle de réception, de l'autre côté du corridor, et les vies mondaines qu'ils y menaient quelques minutes auparavant, avant de mettre la réalité sur pause. "I can tell my moms to back off. Forever, I mean. I'm sorry about earlier by the way, it's just - they're a bit foggy on the ex-boyfriend protocol. Can't really blame them, none of us has ever had one of those around before." Elle lâche un rire bref, à moitié sincère. Elle essaie d'alléger l'atmosphère de la pire façon, abat sa 'lesbian moms' card, recouvre leur histoire d'étiquettes banales pour masquer les évènements qui furent tout sauf ça. Instinctivement, elle lisse sa jupe avec des mouvements amples et professionnels, regonfle ses plumes. C'est quand ses doigts tombent sur la boursouflure discrète dans le tissu - une cicatrice de plus dont ils partagent la genèse - qu'elle laisse tomber le masque. La vérité, c'est qu'il a Mila et elle n'a rien. Juste un cratère là où elle conservait jadis ses poumons. Un manque acéré comme une lame de rasoir qui, des semaines plus tard, ne s'est toujours pas émoussé. L'impression de flotter au dessus de sa propre vie sans avoir particulièrement envie d'y prendre part. D'être rentrée à l'intérieur d'un miroir, là où tout est sinistrement similaire mais inversé. Il a Mila, et elle a ça.

Les mots sortent de sa bouche pour venir se déposer sur elle avec la grace d'une nuée d'oiseaux frôlant la surface d'un lac en plein hiver. Statique. Sans réaction. Mais majestueux. Il avait eu l'espoir d'arriver à la retrouver le temps d'un seconde. L'espoir de voir passer sur son visage une expression qu'il parviendrait à reconnaitre pour le maintenir à flot. Pour lui prouver que tout n'est pas perdu malgré le chaos flagrant de la situation, qu'il était capable d'être Nikos et qu'elle était capable d'être Gemma. Et ça marche. En quelque sorte. Malgré le malaise ambiant, la lueur féroce qu'il devine dans ses yeux lorsqu'elle lui affirme qu'il ne peut pas lui demander une telle chose, parvient à le réchauffer quelques instants. Il voulait juste s'assurer qu'elle n'oublierait pas ce qu'ils avaient été l'un pour l'autre. Parce que lui n'en était pas capable malgré tout ses efforts. Il avait beau tenter d'étouffer leurs souvenirs, de fuir n'importe quoi qui pourrait lui rappeler les mois passés à ses côtés il y revenait inlassablement. Leur histoire était une chanson entêtante qu'il ne parvenait pas à semer. Ne serait-ce que partager le même oxygène qu'elle était un combat de tous les instants pour ne pas retomber douloureusement à ses pieds. Ca lui demande un self-control infini. Il marche sur les cendres de l'incendie qu'il a lui même provoqué en prononçant le prénom de quatre lettres qu'il avait tenté d'oublier pendant des années. Ainsi s'inscrit un énième regret sur la longue liste qu'il traine. Il a manqué une occasion de se taire ce jour-là au dessus de Lion. On voulant lui faire mal, il n'avait pas prévu qu'il se blesserait avec. Et pourtant. Sur le moment c'est ce qui lui avait paru le mieux à faire. Lui balancer ce prénom, lui imposer images, obliger son cerveau à faire une gymnastique infernale pour qu'elle se rende compte de ce qu'elle a perdu, de ce qu'elle a laissé derrière elle. Quelle erreur. Il avait planté une graine dans son esprit qui avait germé trop vite. I don't have Mila. Mila and I we... Mila belongs to herself. C'est le moins qu'on puisse dire. Le point final de leur histoire s'était transformé en virgule mais à quel prix ? Ils s'étaient retrouvés dans le sang et la poussière. Ils s'étaient raccrochés l'un à l'autre car ils étaient tombés dans le même précipice et que ni l'un ni l'autre ne se sentait capable d'affronter la chute seul. C'était triste, c'était même pathétique mais c'était la vérité. Sans le meurtre de ce connard de Fiedler et le départ de Gemma, ils n'auraient jamais entrepris de rebâtir sur des ruines. Nikos avait l'impression d'être pris au piège dans un loop infini d'histoires d'amour passionnelles et destructrices. Il courait dans le labyrinthe de ses sentiments jusqu'à en perdre le souffle et absolument personne ne pouvait lui venir en aide. À croire qu'il était condamné à perdre toutes les femmes qu'il aimait dans la douleur et la résignation. Elle insiste pour la faveur, fait référence de nouveau à ses parents. It's ok. Sa voix n'est qu'un murmure. Il a envie de partir d'ici à présent. Il commence à penser qu'il s'est surestimé en venant ici, en recommençant à errer dans sa sphère. Ce n'était pas la gentillesse de ses mères le problème. Le problème c'est qu'il n'a justement pas envie qu'elles se retiennent de venir le voir. Il avait désiré tellement fort les rencontrer, avoir le droit à cette partie de sa vie qu'elle tenait à garder secrète. Et maintenant qu'il y touchait du bout des doigts, elle lui retirait pour des raisons plus que légitimes. Il la regarde une dernière fois dans sa robe bordeaux, il regrette de ne pas être à son bras ce soir. Il la regarde à nouveau et c'est trop pour lui. Peut-être qu'un jour il parviendra à être dans la même pièce qu'elle sans ressentir le besoin oppressant de s'assurer qu'elle possède toujours ce bout de lui mais pas ce soir. Ce soir il n'y a que cette urgence de mettre de la distance entre elle et lui. Physique pour commencer, en espérant que le reste reviendra plus tard. Il oublie pourquoi il est venu, tourne les talons et lui tourne le dos. La main sur la poignée, il marque un temps d'arrêt. I wish I could take you home tonight. Pause. Ses épaules s'affaissent légèrement, comme si le fait de se laisser aller à la vérité de ses sentiments pour la première fois de la soirée était une sorte de relaxant musculaire immédiat. Un fantôme de shot d'endorphine. You always felt like home in some ways. Sa main se resserre sur la poignée. Il a l'impression qu'il pourrait presque la briser s'il avait le malheur de la serrer encore un tout petit peu plus fort. Un long soupir parvient à s'échapper du plus profond de sa poitrine pour venir s'échouer sur la porte close. I guess that's why I've been feeling lost. Et sur ses mots, la poignée tourne, laissant rentrer la cacophonie pompeuse propre à Orange Grove. Cette nuit-là il acceptera finalement l'offre de Sheffield. Tandis qu'elle dormira à ses côtés dans le lit baldaquin de la suite la plus luxueuse du Château Régent, Nikos rêvera éveillé de draps bordeaux, d'une bouche vermeil et de tout ce qu'il aurait aimé dire. La question qui subsistera jusqu'au lever du soleil sera la même que le jour d'après et les jours suivants : trop de fierté ou pas assez de courage ?