« Putain ! »Je jure en avalant une énième gorgée de liqueur. J’pensais qu’en passant la moitié la langue et le palais seraient suffisamment anesthésiés pour supporter la brûlure mais – pour pas changer – j’me trompais. Lily s’est pas foutue d’moi en m’offrant gracieusement cette bouteille de grand cru, tout droit sortie de derrière l’comptoir. C’est la seule de l’équipe qui a pensé à m’souhaiter mon anniversaire et Dieu seul sait comment elle a mis la main sur l’info.
Attention ; j’suis pas en train de m’apitoyer sur mon sort. Faut pas croire qu’ça m’embête de pas avoir droit aux traditionnels vœux, chants éraillés et bougies à souffler. Ma date de naissance n’est pas quelque chose que j’ai particulièrement envie de fêter mais plutôt d’noyer. Avec du whisky.
Alors voilà. J’suis planté sur ce rebord de mur ridicule – j’crois qu’on appelle ça un muret – les jambes dans l’vide et le goulot qui remonte aussi mécaniquement que des battements de cœur. Autour de moi l’sol est jonché de mégots que je m’applique à calciner régulièrement dans l’espoir de repeindre définitivement mes poumons de goudron. C’est un beau tableau, pas joyeux pour un sous mais parfaitement représentatif de ma p’tite personne.
Joyeux anniversaire Tim.
Les yeux dans l’vague j’essaie de m’remémorer ces autres célébrations qui ont ponctué mon existence.
Maman avait l’habitude de m’faire un énorme gâteau au chocolat qu’elle décorait toute la journée. Les présents étaient pas mirobolants, mais quand on est môme dans une famille peu friquée une simple voiture téléguidée fait l’bonheur.
Au foyer c’était l’pire : une bougie plantée sur un donut ou une part de brownie durcie par le temps. Quelques adultes qui s’époumonaient à contretemps et des battements de mains peu convaincants.
Puis y avait eu les adoptifs. Kurt et Jemma aimaient mettre les p’tits plats dans les grands en invitant toute une smala de gosses – que j’étais convaincu de détester pour la plupart. C’était alors une pile de cadeaux soigneusement emballés dans du papier brillant et desquels je me désintéressais immédiatement une fois déballés. Moi, l’môme mal dans sa peau qui savait plus où s’foutre devant tant d’attentions.
Non, définitivement, les meilleures célébrations avaient été avec la bande. On se retrouvait au skate park, juchés sur la rampe, sous les étoiles, avec en tout et pour tout un pack de bières bon marché. On finissait bourrés comme des rats et de merveilleuses idées téméraires qui nous traversaient l’esprit. Comme la fois où il avait fallu réaliser l’défi de descendre en poirier sur la planche du skateur.
Et enfin le Sinner. Les tournées aux frais du patron. Les cachetons balancés ouvertement. Inévitablement, une fille avec laquelle finir la soirée.
Aujourd’hui y a plus rien. À part la fumée qu’j’essaie d’attraper avec les doigts et l’alcool qui me brouille l’estomac.
Je soupire. M’envoie l’ultime rasade. Désescalade le muret en ré-atterrissant mal sur mes pieds. J’fête mes vingt-quatre ans d’existence sur cette planète
tout seul.
D’un geste puéril j’balance la bouteille – maintenant vide – dans l’obscurité. La loi de la gravité aboutie inéluctablement au bruit d’explosion du verre en contrebas. Quelqu’un gueule, mais j’suis déjà à vingt mètres, sans me soucier du crâne que j’aurais pu fracasser.
Je m’enfonce dans la nuit qui m’accueille comme une amie.
Une vieille dame ouvre gentiment la porte devant mes traits froissés de fatigue. Je la laisse passer galamment en lui tenant le battant tandis qu’elle me souhaite une bonne soirée.
Tu l’as dit mamie.
J’grimpe les escaliers quatre à quatre jusqu’à m’retrouver devant chez elle. Je balaie la sensation d’être un clébard en train de quémander une caresse. Elle m’doit bien ça cette conne.
Le poing fermé, l’haleine à faire retomber un ancien alcoolique, je me mets à cogner le bois. Ça résonne. Dans l’couloir, dans mes os, sous mon crâne. Les voisins ont pas intérêt à gueuler ; j’suis particulièrement chaud ce soir. Et bien décidé à pas bouger tant qu’elle se sera pas pointée.
« Salem… Salem ouvre bordel ! »Fallait bien qu’ça tombe sur quelqu’un.
Fallait bien qu’ça tombe sur elle.