ninety-nine problems and you're all of them (gemma)

Ok pour un soir. Ok pour l'accompagner. Mais non pour la nuit à l'hôtel cinq étoiles dans la ville voisine. Ok pour sourire. Ok pour le smoking sur-mesure. Non pour prendre des photos ensemble. Il a été clair et pourtant Mrs Clearwood le tire quand même contre elle au moment où le photographe de la soirée s'approche, brandissant déjà son appareil photo retro. Et le hasard, ou le destin, peu importe comment vous voulez appeler ce connard, veut que Gemma entre à ce moment-là dans son champ de vision accompagné d'un gentil toutou bien élevé qui la regardait comme si elle avait inventé l'oxygène ou quelque chose du genre. Un coup en pleine poitrine. Le coeur qui se charge de faire un triple-salto arrière avant de s'écrase comme une merde dans les abysses de son âme malmenée. Au moins, c'était pas Adam. Mais c'était quelqu'un quand même. Le flash crépite et Mrs Clearwood lui jette un petit coup d'oeil coupable qu'il ne remarque même pas, hypnotisé par la vision de la rousse qui avait ni plus ni moins volé les clés de sa caisse dans la poche de sa veste pendant qu'il dormait. La voix de Clearwood qui s'excuse le tire de sa torpeur. Il répond par un vague geste de la main. Jamais une seule de ces femmes ne laisse passer l'opportunité de faire bisquer ses copines en se montrant à son bras. Elle s'empressera sûrement de consulter le site web du Country Club le lendemain au réveil pour enregistrer la photo d'eux deux avant de la mettre sur son compte Facebook qu'elle peinait à utiliser au vu de son âge et de ses capacités en la technologie. Elle ignore que deux femmes avec qui elle a trinqué ce soir seraient capable de réciter le nombre de grains de beauté qu'il a dans le dos avec exactitude. Mais soit. Il était payé pour rythmer les actes et les entractes de ce théâtre pathétique qu'était leur vie. Il n'était plus à ça près.
De toute façon, ce n'était pas l'objet de son attention à partir du moment où il l'avait aperçu au fond de la piècet. Il sentait presque son parfum lui chatouiller les narines alors qu'elle était objectivement trop loin pour qu'il sente quoique ce soit. Sa façon dont ses lèvres s'étirent en un sourire hypocrite, commercial. Et l'autre trou de balle derrière qui rit fort à chaque fois qu'elle ouvre la bouche et qui a cette main malvenue sur ses hanches. Nikos sent sa mâchoire se contracter malgré lui. Ce n'est pas de la jalousie. Ce ne peut pas être de la jalousie car il ne l'a jamais été de sa vie. Il s'est fait piqué sa copine au lycée par un joueur de l'équipe de foot au lycée et il ne se souvient même pas avoir ressenti quoique ce soit d'autres que du mépris à leur égard. Alors c'était quoi cette colère sourde qui l'empêchait de suivre la conversation dans laquelle s'était engagée Mrs Clearwood ? Son noeud papillon lui serre la gorge tout un coup, il tire dessus légèrement pour retrouver un peu d'air mais c'est pire encore. Ses phalanges blanchissent alors qu'il resserre sa prise autour de sa coupe de champagne. Clearwood agite son brushing peroxydé, faisant clinquer ses bijoux hors de prix tandis qu'un type d'un certain âge la complimente non sans adresser un regard circonspect au grec dont les joues ont pris une couleur pourpre significative de sa colère. Nikos s'intime de se calmer intérieurement et alors qu'il se concentre pour penser à autre chose, pour reprendre pieds avec la réalité, il effectue une trop vive pression sur la flûte qui éclate, le verre se répandant par terre. Ses interlocuteurs sursautent, quelques têtes se retournent et Nikos se retrouve comme un con. Oh pardon, excusez-moi. Clearwood exulte. Il a une force incroyable, regardez-moi ça, juste incroyable ! Il ne contrôle pas ses muscles ! Elle est ravie, ravie de la démonstration de force de son apollon et du petit effet que ça a fait, sans réaliser que rien tout de ça n'était normal. Nikos s'éclipse dans la cuisine, prétexte qu'il a besoin de se rincer. Il se fraye un chemin dans la foule, croisant le serveur qui va s'occuper des dégâts qu'il vient de causer. Le trop plein d'émotion est sorti, il se sent mieux à présent mais une bouffée d'air frais et un petit whisky lui ferait du bien. Il connait assez bien le Country Club pour y avoir travaillé en plus du bar durant ses années lycée. C'est Jenny qui est en cuisine ce soir et qui le salut brièvement lorsqu'il rentre, la bouffe a été servie depuis un moment et les derniers serveurs terminent de ranger la vaisselle sur l'égouttoir. Il a besoin de calme. Il a besoin d'un endroit où on le trouvera pas et où il pourra se retrouver. Tout l'étreint. Le souvenir de l'incendie, des yeux bleus de Cece, de la peau de Gemma, du canon du flingue. Nikos ouvre la fenêtre, laisse le froid détendre son visage et ferme les yeux un moment. Désireux que la toupie qui a remplacé son coeur cesse de lui donner le tournis.

won't find his name on the guest list
he's a plus one, he's a novelty
he's just something for all the rich girls to play with

La pression commence à peine à redescendre. Son stratagème, aussi odieux soit-il, fonctionne. Billy est la sensation de la soirée, et toutes les questions qui sont lancées à leur encontre ne sont que ça, des questions. Gemma a beau être sur le qui-vive, cherchant les insectes qui se tortillent derrière chaque mot, les interrogations sur leur pseudo couple paraissent bien être envoyées par curiosité pure et non pas par besoin de les prendre en faux. La paranoïa lancinante qui s'agitait entre ses omoplates s'apaise, se dissout dans sa quatrième - déjà quatre ? - coupe de champagne luxueuse. Et elles sont nombreuses, les fameuses questions. Gemma faisant partie du décor des puissants depuis quelques années, un accessoire indispensable au même titre que les cigares Montecristo et les feuilletés de saumon, toutes les Mrs y vont de leur commentaire. Un qu'est-ce-qu'il est charmant par ici, un quel-beau-couple-vous-faites par là, et ses préférés, les où-nous-l'avais-tu-donc-caché au kilo. Leur système commence à être rôdé. Gemma fait tout pour éluder le plus délicat, mais ne recule pas devant un mensonge éhonté lorsque la situation le réclame. Elle rit du bout des lèvres, lance des regards complices aux convives qui complimentent Billy et d'autres, mutins, à ceux qui la compliment, elle. Surtout, elle fait ce qu'elle est payée pour faire, jouer aux oracles. Elle est davantage prestataire qu'invitée ce soir, elle est la carte mystère de la soirée bcbg. A force, elle connait la date de naissance des intéressés à la seconde près, et elle dépose l'avenir au creux des oreilles qui croisent son sillon. Ça, elle connaît. Elle sait faire. Elle est convaincante, droite, légèrement inquiétante. La parfaite petite amie, par contre, ce sont des eaux inexplorées. Sous le coup de la nécessité, Gemma fait ce qu'elle ne fait normalement jamais; elle se laisse guider. Elle se repose sur Billy qui, en terme de relation monogame, est soit beaucoup plus créatif soit bien plus expérimenté. Remarque, puisque Gemma en compte exactement zéro à son actif et est bien déterminée à faire durer son indocilité jusqu'à ce que la mort les sépare, il est forcément plus expérimenté. Elle se repose sur Billy, et au sens figuré se joint le sens littéral dès la troisième coupe. Si elle ose se l'avouer (ce qui ne sera jamais le cas), c'est plaisant. La corde tendue dans le ventre de Gemma, infusée au Veuve Clicquot, se détend, se dénoue, et pour la première fois de la soirée, elle est certaine qu'ils en sortiront sans aucune égratignure. Elle tire sur la manche de Billy pour qu'il se penche vers elle afin d'évaluer la suite des opérations à voix basse lorsqu'un flash attire machinalement son regard. Dans le halo de lumière agressive, Nikos est plaqué contre une robe en tulle. Brûlée à vif, elle détourne le regard aussi sec. Un quart de seconde et le succès de la soirée se brise à ses pieds. Pas ça pas ça pas ça, pas lui, pas le soir où elle se concentre pour mentir avec conviction à l'ensemble de la haute. Une terreur acide lui coule le long de la gorge et une fois dans son estomac, se transforme en rage. Comment ose-t-il se pointer ici, au bras d'une de ses rentières, à l'anniversaire de sa patronne ? Elle est ici chez elle, et elle peut craindre bien des choses, de la façon dont les vieux laissent leurs yeux traîner trop longtemps sur son décolleté aux nombreux mensonges qu'elle porte comme un collier, mais pas lui. Pas ici. Stoïque, elle tente d'ignorer sa présence avec une détermination spartiate, brûle un trou dans sa rétine là où il se trouve, attend une ouverture. Elle lui apparaît rapidement. Bruit de verre brisé, ou la fichue bande son de Nikos. Il se fraie un chemin dans la foule et sans attendre, Gemma confie sa coupe à Billy, réclame qu'il lui en obtienne une autre et, suivie par l'attention répugnante de quelques divorcés qui semblent se régaler du spectacle de sa robe fendue qui bat la mesure contre ses jambes pressées, elle s'engouffre à sa suite. Elle pousse une porte, longe un couloir, fixant la nuque de Nikos qui disparaît à l'angle, et arrive dans les cuisines. Les regards de la poignée de serveurs se trouvant là se lèvent vers elle, surpris. Elle garde le menton haut, les épaules basses, prétend qu'il n'y a rien de surréaliste dans sa présence ici, qu'elle n'est pas à la poursuite de quiconque, se contente de traverser la pièce jusqu'à l'apercevoir. De dos, face à une fenêtre ouverte. Elle ne se donne pas le temps de s'arrêter, de laisser courir ses yeux sur lui, elle a vu où ça la menait, elle n'a pas le temps d'avoir peur ou d'avoir mal; la pièce d'à côté est occupée par sa prétendue âme soeur et une foule de gens qui remarqueront son absence. Il y a cinq paires d'oreilles derrière eux, une porte à battant sur la droite, le calcul est vite fait. Elle abat sa main couverte de bijoux sur le coude de Nikos et utilise l'effet de surprise pour le traîner au delà de la porte, dans ce qui s'avère être un garde-manger. Elle attend que la porte se ferme derrière eux pour se retourner vers lui, furieuse. Sa main se resserre autour de sa manche comme une accusation. "Qu'est-ce que tu fous ici ?" Elle n'attend même pas la réponse, elle le lâche, recule aussi loin que la pièce étroite lui en donne le droit. "Faut que tu t'en ailles. Maintenant." L'ordre tente tant bien que mal d'être autoritaire, mais la quatrième coupe qui paraissait une merveilleuse idée sous les dorures de la salle de réception devient tout à coup une mauvaise décision. Parce qu'il y a ce truc fébrile dans ses veines, qui rend rapidement la pièce claustrophobique et elle choisit de l'imputer aux bulles.

Le bruit de talons qui claquent sur le carrelage de la cuisine. Il avait été bien naïf de croire qu'il s'en sortirait indemne. Le froid américain lui gifle à peine le visage qu'il sent une main le saisir par le coude pour l'emmener de l'autre côté d'une porte. Il sait déjà que c'est elle, son cerveau est branché sur la même fréquence que le sien et c'est au milieux des carottes et de la coriandre que la rousse la plus adorablement détestée de Crescent Heights lui crache ses flammes au visage. L'insolence encore, comme si chaque fois qu'elle foulait un sol, la terre lui appartenait, le condamnant d'office à se traîner ailleurs. Bientôt elle viendrait lui demander ce qu'il fout dans son propre bar parce qu'elle avait décidé d'y passer la soirée. Cette nana se répandait comme la peste et Nikos était très loin d'avoir trouvé le vaccin. Pire encore, les symptômes s'empiraient avec le temps. Il ne se reconnaissait pas lui-même, et pour la première fois depuis qu'il la connaissait, il se demanda si il ne valait pas mieux prendre définitivement des distances étan donné la proportion que tout prenait lorsqu'ils se retrouvaient réunis dans la même pièce. Nikos ne pense même plus à Mrs Clearwood qui doit se demander ce que fout le gosse qu'elle a payé 500 dollars pour la faire paraître plus jeune. Avec un peu de chance, elle s'étranglera avec un toast de caviar avant qu'il revienne. Car pour le moment, il doit affronter sa propre fontaine de jouvence qui a de la haine dans le regard saupoudré de mépris et de remords. Tout ce qu'on aime. Un vrai cocktail festif. Il pose ses prunelles de miel sur elle, qui est un peu plus grande que d'habitude mais toujours aussi frêle comparée à lui. Il sent sa main se resserrer sur son poignet. Arrête tu vas faire sauter mes boutons de manchette. Finalement elle s'écarte et accepte de partager un peu son oxygène, Nikos remet sa manche correctement et pousse un soupir à fendre l'âme. Elle est insupportable, totalement insupportable. C'est un miracle qu'il n'ait pas déjà découpé son corps pour l'enterrer dans la vallée. Elle a cette manie effrontée de toujours se faire passer numéro 1, comme si il n'existait même pas dans le même espace temps. Il commence à en avoir marre, la lassitude laisse place à l'agacement de cette routine désagréable dans laquelle elle passe son temps à le repousser quand il ne cherche même pas à la trouver. Y'a pas que toi qui travaille Gemma. Cette fois-ci il n'a plus envie de se cacher, elle ne mérite pas qu'il lui cache la vérité pour la protéger. Elle n'aura qu'à s'énerver, la féministe qui était en elle devrait pourtant être contente de voir que les passes et l'escorting n'étaient pas seulement réservés aux femmes. Certains hommes s'avilissaient aussi dans l'espoir de s'accorder un peu de bonheur dans un futur proche. C'était du moins comme ça qu'il voyait les choses. C'était peut-être ça l'ironie, qu'il vende quelque chose qu'il était capable de feindre mais pas de ressentir dans sa vie personnelle. En attendant, Gemma ne vaut pas mieux que lui, quelque chose lui dit qu'elle aussi, à l'instar de Mrs Clearwood, a tenté de faire passer un message ce soir en débarquant avec ce type lambda qui avait l'air d'être du genre à lire du Nicholas Sparks avec un bol de thé camomille préparé par Maman après avoir regardé 5 épisodes de Bob L'Eponge blottis sous un plaid Snoopy. Fuck. Toi aussi tu travailles ce soir, non ? Parce que tu peux qu'être payée pour te montrer avec ton nouvel accessoire ? Les petits fragiles des beaux quartiers are the new chihuahua c'est ça ? A moins que tu fasses du bénévolat. Il est tiraillé entre sarcasme et frustration, il sait pas s'il cherche à la faire rire ou à lui faire péter les plombs. Peut-être un peu des deux. Peut-être que ce soir lui aussi a envie de se divertir. Mais puisqu'elle joue une fois de plus les égoïstes, il ne ménagera pas ses nerfs. Il n'avait jamais imaginé que Gemma puisse se servir de quelqu'un pour servir son image, il la pensait trop férocement indépendante pour ça. Du genre à penser que nulle femme n'avait besoin d'être sublimée par un membre de la gente masculine. Mais en même temps ? Était-ce vraiment un modus operandi choquant quand on connaissait le personnage ? Le pire étant que le visage de ce type lui est familier. Il a envie de continuer dans les reproches, parce que le temps qu'elle passe avec lui, c'est du temps qu'elle passe pas avec l'autre dumbass qui attend sûrement sagement que sa mairesse revienne détacher sa laisse accrochée au buffet où elle avait du le planter.

Bien sûr, il agit comme si sa réaction était disproportionnée. C'est son rôle, à Gemma, cela fait longtemps qu'elle l'a accepté. Le fait qu'elle soit furie, qu'elle soit féroce donne à tous les cons le droit de tout mettre sur le dos de son prétendu caractère tempétueux. Sauf que son ordre de ficher le camp, c'est bien plus que ça; il est désespéré et surtout, il est légitime. L'évènement qui amasse les convives dans la pièce d'à côté est les quatre-vingt ans de sa patronne, sa mécène, sa propriétaire et sa grand-mère d'adoption. Evidemment qu'elle y serait et, au delà de ça, évidemment qu'elle y serait importante. De toutes les réceptions tirées à quatre épingles dont Crescent Heights est témoin, elle avait le droit d'espérer qu'il ne laisserait pas une de ses riches le parader à l'anniversaire d'Edna. Telle est toute la raison pour laquelle Gemma pensait ses arrières protégés. Elle n'aurait jamais songé une seule seconde qu'il aurait eu l'insolence de se montrer ici. Ecraser toutes leurs règles tacites sous la semelle de ses derbies immaculées c'est sa signature à elle mais elle n'aurait jamais cru que Nikos suivrait l'exemple. Et c'est pas tant le fait qu'il soit ici avec une de ses poules aux oeufs d'or qui fait gronder le tonnerre sous sa peau sinon le fait qu'il soit ici, point à la ligne. Pas ce soir. Pas alors que ça se passait si bien avec Billy. Elle tique lorsque Nikos l'insulte d'un revers de main, les petits fragiles des beaux quartiers, et fait un pas en arrière. Ses hanches butent contre un plan de travail et sa main s'agrippe à la surface pour se stabiliser. "Parle pas de lui comme ça. Le seul chihuahua ici, c'est toi." La veille, sans doute, ou peut-être même trois heures auparavant, elle aurait tout laissé passer. Ce que pense Nikos de Puppy est bien le cadet de ses soucis, ou du moins aurait dû le rester. Elle ignore d'où lui est poussée cette loyauté, mais elle la sent planter ses griffes en elle. Parce que Billy, il est là quand elle en a besoin. Il accepte, il s'exécute, il sourit, il mène bataille à ses côtés, pour elle et non pas contre elle. Il apaise là où Nikos exacerbe. Il ment pour elle et elle a l'impression qu'elle lui doit ça. Un peu d'honneur dans un garde-manger. Alors qu'elle l'a planté sans cérémonie pour s'enfuir à la poursuite d'un autre. "Oui je travaille. Astrologue personnelle d'Edna." C'est dit en se redressant dans les escarpins, désireuse de gagner en autorité jusqu'à ce qu'il obéisse. En désignant d'une main la robe noire et les bijoux qui tintent, aka le kit de la parfaite petite sorcière 2.0. "D'ailleurs, gémeaux ascendant scorpion en lune bleue, je vois un départ pressé et une chambre d'hôtel dans ton futur proche. Approximativement... maintenant." Elle plisse les lèvres, pince-sans-rire, se fend d'un sourire artificiel qui signifie qu'elle ne plaisante qu'à moitié. Ses raisons pour le vouloir loin sont nombreuses, et elles s'entrechoquent dans sa gorge à l'envie de s'approcher. Il y a de l'électricité dans ses doigts malgré le bon sens et les mots qu'elle prononce, mémoire musculaire couverte d'une peau qui ne sait parler que de lui. Sa main se referme un peu plus fermement sur la tranche du plan de travail derrière elle. Elle a fait des promesses à Cece qu'elle n'est pas certaine de pouvoir tenir s'il se fait un plaisir d'apparaître partout où il ne devrait pas se montrer comme un foutu diable dans la boîte. Il exerce un pouvoir sur elle qu'elle hait cordialement et, par pur instinct de préservation, ses yeux fuient le visage de Nikos, refusent de rencontrer les siens, dégringolent le long de son bras jusqu'à tomber sur une tache rouge au coin de sa paume. Ça a un air de déjà vu qui fait s'ouvrir le sol sous ses pieds. Fuck it. Gemma scanne la minuscule pièce du regard, trouve une pile de torchons soigneusement pliés sur l'étagère à côté d'elle et en déplie un qu'elle enroule autour de la main de Nikos, tandis qu'elle presse de ses dix doigts pour assécher l'entaille. Les yeux obstinément baissés sur la procédure entre eux, elle lâche un souffle, prière païenne d'une voix faible. "S'il te plait." Va-t-en s'il te plait, fous le camp s'il te plait, fais en sorte que mes yeux n'aient plus jamais à croiser les tiens s'il te plait. C'est lui qui lui a fait découvrir le pouvoir de ce mot, de l'incantation magique qu'elle pensait affaiblissante. La dernière fois qu'il lui a dit 's'il te plait', elle a obéi. A son tour de céder.

Nikos s'attendait à un tas de réaction mais sûrement pas à celle-ci. Elle le défend. Becs & ongles. Elle le défend comme si... Elle avait un truc pour lui. Elle qui pourtant se défendait de ressentir quoique ce soit pour quiconque réagissait comme une petite copine loyale et bien rodée. En faite... En faite, elle se foutait tout bonnement de sa gueule. Elle lui avait fait croire que c'était lui le problème pour une raison obscure qu'il ignorait encore. Elle avait agi comme si c'était lui la menace, en réalité, il menaçait seulement sa petite vie parfaite et rangée avec son chihuahua 2.0 qui devait satisfaire le moindre de ses caprices dans la vie sans jamais lui donner l'ombre d'un orgasme au lit. Elle ne valait pas mieux que Clearwood, elle au moins payait pour se servir de lui en son âme et conscience. Elle au moins, y avait une heure de début et une heure de fin. Gemma s'amusait à le torturer depuis des mois, le rejetant et le ramenant à elle comme un jouet qu'on hésite à jeter. La colère gronde à l'intérieur, équivalent d'Hiroshima sous ses cheveux chocolats. Et elle avait l'audace de lui demander de se barrer, sans doute parce qu'elle avait peur qu'il parle. Elle avait peur qu'il la confronte devant l'officiel. Ils ne s'étaient jamais promis l'exclusivité mais le respect était censé être inclus d'office non ? Tout s'éclaire pour Nikos, la théorie devient réalité et elle n'a pas besoin de se rapprocher pour deviner les flammes qui dansent dans ses yeux. Alors que son cerveau tourne à 10 000 il l'entend à peine parler, elle est loin, trop loin pour que ses paroles soient compréhensibles. Il sent à peine sa main qui compresse la plaie. Quand soudainement le contact de sa peau sur la sienne agit comme une brûlure au troisième degré. Lâche-moi ! Il se dégage vivement, lui qui a toujours misé sur la douceur à chaque fois qu'il était à proximité d'elle pour ne jamais la brusquer. Maintenant il s'en fout. Maintenant il veut plus savoir. Tu me soignes pour mieux me blesser. Il ne veut plus qu'elle le touche, il veut s'écarter au maximum d'elle et de son aura malsaine. Tout fait sens soudainement et il s'en veut d'avoir rien vu. Si ça se trouve, elle était avec lui depuis des années. Parce qu'après tout, qu'est-ce qu'il savait d'elle hein ? Il savait mieux la faire jouir que la comprendre, alors comment avait-il pu croire une seconde qu'il la connaissait comme nul autre ne la connaissait ? Il se déteste, les veines palpitent dans son cou et ses dents pourraient se briser tellement sa mâchoire est serrée.  Il était dans le décor depuis le début hein ? Lui c'était le mec lisse et présentable, moi j'étais le connard à problèmes que tu t'envoyais pour te faire frissonner ? Je me méfiais d'Adam mais depuis le début c'était lui le problème. Tu savais pas que t'étais accro à nous avant que tu essaies d'arrêter, hein ? Il en veut au destin de croiser leur chemin à la moindre occasion, il en veut à Cece d'être au milieu même si elle n'a rien demandé et par dessus tout il s'en veut à lui de s'être laissé entrainée. Voler ma caisse et coucher avec un de mes barmans ça te suffisait pas, fallait que tu me fasses payer à moi ce que t'arrivais pas à faire payer à lui. T'as gagné, je veux plus jamais te voir. Retourne joue au chien et à la maitresse avec ton Ken et sors de ma vie. Si je te vois mettre un pied au Roaring Lion j'te fais sortir par ton autre mec. Il est presque essoufflé par tout ce qu'il vient de dire, par son flot de paroles. Ses joues sont de nouveau rouge et cette fois ci, même le froid le plus glacial ne le ferait pas revenir sur terre. Il tourne les talons, lui faisant dos. Et comme un con, j'ai cru qu'après la nuit à l'entrepôt les choses seraient différentes. Il eut l'image d'elle en train de rire aux éclats en ensemble noir Agent Provocateur dansant au milieu de sa chambre sur IDGAF de Dua Lipa tandis qu'il était allongé sur le lit en caleçon une main derrière la tête, un franc sourire sur les lèvres. Disparue. Il aimerait pouvoir appuyer sur le bouton effacer à l'intérieur de son crâne mais ça n'existe pas alors il s'empresse de se barrer. Du moins il essaie. La porte n'ouvre pas, il réessaie. Encore. Plus fermement. C'est un putain de cliché. Gemma les a tout bonnement enfermé dans ce garde-manger et il venait juste de lui balancer leur quatre vérités.

Il saigne et elle soigne et c'est pas normal, c'est contre-nature, c'est absurde et étrange, peu importe le fait qu'ils soient sur leur trente-et-un dans un garde-manger. Une alarme se déclenche sous ses tempes, à peine assourdie par le champagne. Elle ne s'éteint même pas lorsqu'il retire sa main brusquement, lorsqu'il impose entre eux la distance qu'elle ne veut pas mais voudrait vouloir, la distance qu'elle sait salvatrice. Tu me soignes pour mieux me blesser; elle voudrait lever les yeux au ciel. Lui rire au nez. Quelle arrogance, quel sens de la formule. A la place, elle déglutit, immobile. Ses deux mains fébriles tendues entre eux, là où Nikos les a abandonnées, comme l'écho d'une supplication. Elle ne peut pas lui donner tort et c'est pas ça qui fait mal, sinon le regard de dégoût brut qu'il lui jette au visage. Rien ne devrait être blessant, elle ne s'est jamais cachée d'être toxique, elle a entretenu cette réputation avec tant de soin qu'elle lui colle désormais à la peau, et elle en est rendue à vouloir panser les plaies du seul insolent qui a cru pouvoir échapper à la brûlure. Elle est statique, muette, paralysée, si profondément plongée dans sa peur glaciale qu'elle manque d'un cheveu de ne pas entendre la suite. Il - il qui ? Ça prend quelques secondes pour se mettre en place dans les pensées de Gemma, l'accusation de Nikos est bien trop absurde pour qu'elle parvienne à suivre. Ses bras en tombent, littéralement, et les paumes soudainement vides qui stationnaient toujours entre eux se laissent choir contre sa robe vaporeuse. Elle devrait éclater de rire. Au grand minimum, exulter. Elle est triomphante, après tout. C'est ce qu'elle voulait, un couple crédible, même de l'autre bout de la pièce. Si même lui marche dans leur combine, ce sera forcément un succès retentissant auprès d'Edna. Si Nikos, qui l'a vue faible, qui l'a vue furie, qui l'a vue nue sous toutes les acceptations du terme peut croire qu'elle est avec Billy - qu'il est dans le décor depuis le début - alors sa patronne, n'ayant jamais eu affaire qu'à une facette sur cent, celle que Gemma a bien voulu lui montrer, devrait leur manger dans la main. Mais putain, c'est pas rassurant, ce n'est plaisant en rien, elle ne jubile pas une seule seconde. Elle arrive à peine à croire qu'il puisse être à ce point à côté de la plaque, qu'elle a été suffisamment naïve pour croire qu'il la connaissait mieux que ça, qu'à force de gratter il s'était créé une brèche jusqu'à la vérité. Il y a trop de cris qui bouillonnent sous la surface pour qu'elle réussisse à en sélectionner un à lui envoyer au visage. Ses épaules s'affaissent, vaincues. "Pauvre crétin" lâché dans un soupir, incrédule et déçu. Disparu, l'abject besoin de le soigner, d'éponger les plaies. Qu'il se vide de son sang sur le carrelage, elle saura apprécier l'esthétique de la scène. Elle a tant de choses à lui dire, tant de ripostes face au plaidoyer de Nikos infusé au dégoût, mais elle se mord la langue jusqu'à goûter rouge, jusqu'à sentir le sang perler sous son palais. Ouvrir la bouche c'est courir le risque de le maintenir ici et elle a un besoin vital qu'il s'en aille. Qu'il continue à croire qu'elle est en couple, tiens, qu'il n'a jamais été rien d'autre que son foutu amant pour les beaux yeux de qui elle n'allait jamais quitter son charmant petit mari. Ce scénario qu'il s'est construit a plus de poids que la vérité, paraît plus tangible. Elle le lui offre. Qu'il se barre avec et se drape à l'intérieur - sauf que, naturellement, ce serait trop simple. Odieuse ironie de la devineresse qui n'a pas su voir l'inévitable. Bien sûr qu'ils sont enfermés, bien sûr que ça devait arriver, parce que l'image est trop belle pour être évitée. Elle tourne le dos à la pièce et pose son front contre une des étagères qui bordent le mur, ne tente même pas de tourner la poignée à son tour car à quoi bon ? Refuser de croire à ce fuck you cosmique serait prétentieux. Il n'y a rien de surprenant dans cette situation merdique, parce que n'est-ce pas précisément leur histoire à tous les deux depuis le premier soir, le besoin de claquer les portes et l'incapacité de mettre les voiles ? "Les choses sont différentes. J'ai tout dit à Cece." Elle choisit ce moment pour le lui annoncer précisément car c'est le pire. Quitte à devoir le faire, autant que cela soit enfermés entre les produits frais et leurs propres inculpations, tandis qu'elle lui tourne le dos et s'adresse à des bocaux d'épices. "Sortir de ta vie ? Qu'est-ce que tu crois que je cherchais à faire ce matin là en volant ta caisse, en me barrant avant que tu te réveilles ? Tu remarqueras que ça fonctionnait à merveille jusqu'à ce que tu te ramènes ici." Sa voix est faible, mélange d'acidité et de lassitude. Elle se retourne, dos à l'étagère, prend soin de rester près du mur, de conserver un maximum de distance entre eux, de ne surtout pas faire un pas dans sa direction pour - pour faire quoi ? Frapper contre la porte et espérer qu'un membre du personnel les entendent ? Ses yeux sont rivés sur le plafond, comptent les traverses en bois, tout plutôt que de s'aventurer vers lui. "Pourquoi t'es venu, Nikos ?" Le reste s'éternise sur sa langue mais résonne si lourdement que Gemma ne sait même pas si elle l'a prononcé ou pas. Pourquoi t'es venu alors que tu savais que je serai là, alors que tu devais le savoir. Est-ce que t'espérais m'éviter ou me voir ? A quoi tu t'attendais ? Son regard perdu en hauteur se frotte à une fenêtre d'aération au dessus d'une étagère. Pas sûr qu'elle soit suffisamment large pour qu'ils s'y faufilent et Dieu sait où elle mène mais c'est une piste. Peut-être que Gemma serait déjà occupée à retirer ses talons pour grimper jusque là, ou à abattre le plat de sa main contre la porte en exigeant, martiale dans sa déconvenue, que quelqu'un leur ouvre, si ce n'était lui. Si elle n'avait pas un respect si dévot pour les symboles. Parce que c'est pas un putain de cliché, être enfermés ensemble, partager une cellule, c'est pas un cliché, non, c'est un avertissement, c'est une prédiction et peut-être, peut-être qu'elle a une peur bleue d'en connaître l'issue.

Enfermé dans sa vie, enfermé dans sa tête, enfermé dans ce putain de garde-manger et la raison qui semble à deux doigts de le quitter. Au pire moment. Au moment où il perds pieds, où il sent la rage l'étouffer et le besoin de l'éviter. Et pourtant, cruelle ironie, il ne peut aller nulle part. Il tape encore sur la porte, appelle à l'aide, mais le mécanisme de sécurité s'est enclenché. Evidemment, il n'a pas son téléphone sur lui, il est resté sur sa table de nuit dans sa chambre. Il est sur le point de lui demander de prendre le sien et d'ordonner à peu importe qui de venir les chercher. Sauf qu'une fois encore, déesse des ombres et du temps, elle fige ce dernier pour abattre encore ses cartes maudites. Les paroles de Gemma flottent encore dans les airs, dégoulinantes de venin et de mauvaises intentions. Et pourtant, tout se fige à nouveau lorsqu'il percute une minute trente plus tard ce qu'elle a dit auparavant. Cette fois-ci il n'y a plus de garde-manger, il n'y a plus de serrure bloquée il n'y a que Nikos, Gemma et leurs comptes à régler. Pourquoi tu lui en as parlé ? En quoi elle avait besoin de le savoir ? On est pas des gosses de 15 ans, la règle numéro 1 c'était qu'on en parle à personne. C'est toi même qui l'a dit la première fois. Entre deux souffles, haletants, alors qu'il venait de la plaquer contre le mur de la réserve du Roaring Lion prêt à la déshabiller sur place pour lui faire tout ce qu'elle lui demanderait de lui faire. La belle époque. Celle où elle lui adressait ses plus beaux sourires et ses plus douces caresses, peu importe l'heure de la nuit où l'alcool qui coulait dans leurs veines. L'époque où il pouvait la faire rire, même malgré lui. Ou elle passait sa main dans ses cheveux pour gommer ses épis chocolat. L'époque où elle mangeait les muffins vegans qu'il faisait la veille en regardant par la fenêtre les lumières de Night Falls briller dans la nuit noire, dans le secret de tous. Il se demande à nouveau quand est-ce que tout a foiré, à quel moment elle a décidé que c'était assez et qu'à partir de maintenant il devait la désirer à en crever. Il se demande si c'est arrivé progressivement en une nuit, il se demande surtout si un jour tout va cesser. Il a besoin de retrouver sa vie, il a besoin de retrouver ses nuits mais elle prononce le nom de Cece et la sensation de frustration mêlée d'injustice qu'elle lui fait côtoyer depuis plusieurs semaines maintenant l'agite. Cece était leur limite mutuelle, et une fois encore Gemma n'a pas hésité à la franchir dans son propre intérêt, sans jamais prendre en compte les conséquences que cela pouvait avoir sur Nikos. Cece qu'il cherchait à protéger depuis toujours, malgré ses provocations et sa folie douce. Il a fallu que t'ailles la chercher, tout ça parce que tu supportais pas cette culpabilité mal placée qui te rongeait. Tu croyais vraiment que ça allait effacer ce qu'on a fait ? Tu lui as dis car tu savais qu'elle t'interdirait de me revoir, ça te faisait une excuse. Celle que t'attendait quand t'as commencé à sentir que t'avais envie de rester un peu plus longtemps à chaque fois qu'on se voyait.  A chaque fois qu'il se demande si elle pourrait encore plus le pousser dans ses retranchements, il se découvre des trésors de patience et de tolérance là où il aurait propulsé n'importe quelle personne sur l'étagère d'en face accompagné de menaces de mort à n'en plus finir. Sauf que c'est elle, et bien que son immunité soit désormais révolue, il pourrait pas. Il veut même plus poser les mains sur elle, même si c'est pour lui faire mal. Pourtant elle le mérite, elle mériterait qu'il lui fasse payer chacun de ses affronts. Je comprends pas ce que je t'ai fais. Il se rapproche maintenant, il devient fou, complètement fou. Ca y est. Il ressent. Il ressent tout, il ressent fort. La colère, le désespoir, l'humiliation, l'angoisse. Gemma a fait sauter la soupape, elle a fait ouvrir la boite de Pandore à coup de TNT et Nikos a l'impression qu'il va tout bonnement imploser. Il est tout près maintenant et il la saisit par le visage, une lueur de folie dans les yeux. Tout se bouscule, un torrent d'émotions enfoui jusqu'au plus profond de lui-même toutes ces années vient le submerger. Il expérimente en quelques secondes le faisceau de toutes les émotions humaines possibles comme si son âme venait de subir un reboot. Un reboot avant de subir un burn-out. Surcharge d'émotions, il se demande un instant si Gemma n'a pas réussi à le rendre complètement dingue. Elle était capable. Elle était capable de tout, mais surtout du pire. Si ça se trouve elle lui avait pas lancé un de ses sorts tordus de sorcière pour réussir à lui faire perdre la raison et avait brisé la malédiction des Avergopulos mâles troisième génération qui voulaient que jamais l'un d'entre eux ne soit capable d'éprouver quoique ce soit d'autres que de l'indifférence à l'égard de tout. Nikos ne s'est jamais senti aussi vivant, mais en même temps tout lui indique qu'il est au bord du précipice. Le visage de la sorcière entre ses mains, de toute sa hauteur il implore la vérité qu'il mérite. La vérité dont il a besoin s'il espère se détacher d'elle à tout jamais. Ce qu'il compte bien faire malgré la confusion à laquelle tout son être est en proie. Je te demande juste de me dire ce que je t'ai fais, qu'est-ce que j'ai dis pour que tu me fasses ça ? Pourquoi t'as tout compliqué alors que tout était merveilleusement simple. Dis moi ce que je t'ai fais. Le ton se durcit, ce n'est plus une supplication mais une injonction. Le désespoir se transforme de nouveau en colère, Nikos a l'impression que son esprit ne lui appartient plus et le courant de sa vie non plus pendant qu'on y est. Lui qui était seul dans son bar miteux à attendre que les jours passent jusqu'à ce qu'il ait assez d'argent pour se barrer assez loin d'ici, finalement la tornade rouge était arrivé dans sa vie et avait tout bousculé.

La tragique ironie, c'est que la seule personne qui pourrait venir leur ouvrir sans briser la précieuse illusion qu'elle a minutieusement construit ce soir, c'est Billy. Il est le seul individu sous ce toit à connaître la réalité sur leur supposé couple - avec Nikos, avait-elle songé naïvement en l'apercevant au bras de sa vieille, mais apparemment même lui avait pris soin de tomber dans le panneau. Si l'information de son huis clos avec Nikos s'échappe et remonte aux oreilles d'Edna, elle n'a aucune idée de ce qui arriverait. Sa patronne, conservatrice mais espiègle, pourrait aussi bien lui tourner le dos que lui adresser un clin d'oeil éloquent. Gemma n'a aucune intention de le découvrir. Le comble étant que, naturellement, même si elle voulait contacter Puppy et lui demander de venir leur ouvrir, aussi potentiellement embarrassant que la manoeuvre s'avérerait, elle est rendue impossible par le fait que Gemma ait idiotement laissé sa pochette, contenant son portable, sur la nappe noire de la table sept. Ça ne laisse que la fenêtre, ou l'oubli permanent. Organza et insultes, recroquevillés contre le carrelage comme les amants de Pompéi, destinés à passer l'éternité ou, selon toute probabilité, les prochaines vingt-quatre heures, derrière la porte. Gemma aime à croire que Billy finirait par partir à sa recherche, d'ailleurs cela serait probablement le cas, mais combien de temps lui faudrait-il pour baisser les bras, pour se convaincre qu'elle a quitté les lieux, qu'elle l'a planté en solitaire sur un coup de tête ? Elle ne pourrait s'en vouloir qu'à elle-même. Elle les a tous habitués à ça. C'est tout ce qu'elle a toujours voulu avoir le droit d'être, capricieuse et autonome. Reine et citoyenne de sa propre monarchie autarcique. Le champagne se fait épais entre ses veines, l'or est devenu boueux, et elle se serait déjà assise sur le plan de travail si elle n'avait pas des apparences à maintenir coûte que coûte, une guerre à gagner. "Non, la règle numéro 1 c'était que je fais les règles." Elle est insupportable et c'est un choix assumé - elle préfère être une peste qu'une gamine effrayée et là, présentement, c'est l'un ou l'autre. Il ne peut pas comprendre le lien qui unit Cece et Gemma, les entailles sur les index dressés, l'hémoglobine échangée et les promesses d'une existence ensemble, elles contre le monde. Il ne peut pas comprendre que leur amitié est en effet celles de gosses de quinze ans, gamines aux corps couteaux et aux coeurs oisillons, brutales dans leur amour et passionnelles dans leur haine, les tresses et les coups, les illusions d'éternité des collégiennes. Et s'il en veut à Gemma d'avoir lâché le morceau alors, bon sang, il n'est pas l'allié que Cece pense qu'il est. Il n'est qu'un lâche comme tous les autres. Tant pis s'il lit en elle comme dans un livre ouvert - tu savais qu'elle t'interdirait de me revoir, ça te faisait une excuse - s'il a des fulgurances de lucidité qui barbotent au beau milieu de son aveuglement navrant. Faut croire qu'elles se sont toutes les deux trompées sur son compte. L'air se fait étouffant, rendu rance par la rage qui s'enroule à leurs pieds. Elle sent les doigts de Nikos contre sa joue avant même qu'il ne décide de fermer l'espace entre eux. Parce que ça, c'est prévisible. Il y a un quelque chose de pathétique dans la façon dont ses mains se ferment toujours sur elles, rigides dans leur colère, préférant se noyer dans la fureur que chuter dans la distance. Un sourire de parfaite petite connasse grimpe jusqu'à ses lèvres jusqu'à ce qu'il le lui fasse ravaler. Merveilleusement simple ? Au milieu des blâmes et des injures, c'est ça qui la détruit. L'oeil du cyclone, merveilleusement simple. Son flegme a disparu, il y a de la brume dans les yeux de Gemma et des braises contre sa langue. Elle rugit. "Réveille-toi putain, ça n'a jamais été simple pour moi !" Leurs débuts qu'il idéalise, qu'il continue à voir comme une romance pastorale alors qu'elle se désagrégeait à l'arrière d'un taxi. Alors qu'elle avait abandonné la fille qu'elle était au dessus d'un pub minable, entre les doigts d'un type qui ne savait pas quoi faire avec les morceaux. Instinctivement, elle cherche à se défaire de l'étau de ses doigts, en vain. Elle est feu et venin, ses yeux se plantent dans ceux de Nikos comme des griffes et elle espère laisser une marque. "Je suis franchement désolée que mes sentiments aient ruiné le seul plan cul correct que t'aies jamais eu, c'est clair que ça doit te changer de pas avoir à t'inquiéter de me briser la hanche, mais tu sais quoi ? C'était pas mon premier choix non plus." C'est un euphémisme, sentiments, ça ne couvre même pas le dixième de la réalité, ses empreintes digitales contre les hanches de Gemma longtemps après qu'elle se soit rhabillée, son odeur contre ses draps et marquée au fer entre ses yeux, le brasier qui lui ronge le ventre, majestueusement destructeur, mais elle n'a aucun autre mot. Champ lexical qui la dépasse, dont elle n'était jamais supposée avoir besoin. Oui, elle a tout dit à Cece dans l'espoir d'y trouver une punition divine, une issue punitive; évidemment. Evidemment aussi qu'elle veut qu'il se barre parce qu'elle ne parvient pas à l'ignorer de l'autre extrémité de la pièce, à laisser son irritante présence couler sur elle sans y réagir. "Fenêtre." Son menton prisonnier exécute un soubresaut dans la direction de ladite sortie. Dès qu'ils ont échappé à leur cellule, tout s'arrête. A condition qu'il ne mette plus jamais les pieds sur son territoire, tout pourra redevenir merveilleusement simple à nouveau.

Elle ouvre de nouveau la bouche pour répandre son dédain et il se referme comme une huître. Tous ses sentiments, toutes ces émotions violentes font demi-tours à quelques mètres de la ligne d'arrivée qui aurait pu tout changer pour retourner dans le coffre-fort qu'était son âme. Il était à deux doigts de la délivrance, de la fin de la torture, de la paix de l'inavoué mais non. Le son de sa voix l'avait ramené à la réalité, enfermant tout soupçon d'émotions vives, presque salvatrices, dans son enveloppe charnelle à nouveau, il n'était plus question de laisser libre court à tout ce qu'il avait gardé au fond de lui. La boite de Pandore rappelait tous ses démons, tous ses pêchers, tous ses fantômes pour les enfermer de nouveau. Retour à la case départ sans toucher 20 000. L'affront de Gemma avait agi comme un répulsif à sentiments. Comme si soudainement le contact de sa peau le brûlait, Nikos enleva brusquement ses mains de son visage. Il ne voulait plus la toucher, il ne voulait même plus respirer le même oxygène qu'elle. T'es un monstre. Il n'a rien d'autres à dire, il est enfin tombé sur plus fort que lui. Là où elle n'hésitait pas à l'achever, lui avait rendu les âmes dans un excès d'humanité qu'elle était en train de lui faire amèrement regretter. Plus jamais, après avoir quitté cette pièce, il ne s'autoriserait à ressentir quoique ce soit à son égard que de l'indifférence. Ca prendrait le temps que ça prendrait. Sa poitrine se soulevait et s'abaissait à un rythme de fou, comme s'il venait de courir un 100mètres en quelques nano-secondes. Elle avait parlé de sentiments. Pour la première fois Gemma venait de sous-entendre qu'elle n'était pas une femme-robot sans coeur créé par un lobby féministe pour mettre à mal la gente masculine. Putain de flashnews. C'est plus qu'il ne pouvait espérer et pourtant le ton qu'elle prend et le rictus qu'elle aborde ne sous-entend en rien l'ombre d'une bonne intention. Son mépris n'avait d'égal que son manque d'empathie, un comble pour celui qui avait été diagnostiquer Asperger sur le tard quand il avait 12 ans. Diagnostic balayé par ses parents, d'ailleurs. Diagnostic, s'il était juste, qui semblait s'être étiolé lorsqu'il s'était surpris à comprendre le langage non-verbal du commun des mortels dès lors qu'il émanait de Gemma. Jusqu'à ce soir. Il recule de quelques pas, comme si elle l'avait giflé. Les mots se bousculent dans sa gorge, flot furieux de reproches et de remords, mais rien ne sort. Soudain, tout chez elle elle lui parait étranger. Son parfum, la couleur de ses cheveux, sa bouche. Elle lui indique la fenêtre, assez large pour qu'il y passe et c'est à ce moment précis que le cliquetis de la serrure se fait entendre. Signe du destin. Nikos est trop tendu pour être soulagée mais le fait est que la torture est terminée. Jenny hoquette de surprise dans l'embrasure de la porte, les mains chargées de restes du buffet, surprise de voir un couple dans l'endroit plus improbable du Country Club alors que le magnifique Gazebo au fond du jardin aurait mieux fait l'affaire pour une escapade aussi romantique que clandestine. Mais putain Nikos qu'est-ce tu fous là ? Son ancienne collègue le détaille du regardn estomaquée, avant de passer à Gemma. En trois ans qu'il a bossé ici, elle ne l'a jamais vu aussi physiquement proche d'une nana. Du haut de ses cinquante ans, Jenny avait pensé deviner que Nikos préférait les garçons. Ce qui expliquait peut-être sa bouche toujours entrouverte lorsque Nikos s'empresse de passer le pas de la porte de ce garde manger de merde. Nikos est sûr qu'elle peut sentir d'ici la tension haineuse entre eux deux, avec un peu d'attention, elle pourrait même deviner les souvenirs de leur passif flottant au dessus de leurs têtes. J'me le demande aussi. répond-il en lui passant devant, il laisse volontiers Gemma se demmerder avec sa mauvaise foi et tout le mal qu'elle vient de lui faire. Lorsqu'il pénètre à nouveau dans la salle de réception du Country Club, une sensation de chaleur humaine désagréable achève de lui donner l'envie de se barrer d'ici le plus vite possible. Il met un moment avant de trouver la quadra avec qui il était censé parader ce soir. La mâchoire serrée autant que les poings. Il s'excuse auprès de Clearwood qui manquera sûrement pas de diviser la somme promise en deux et rejoint sa caisse à grande enjambée, ignorant le voiturier qui propose de lui ramener lui-même. Il a bossé ici, il sait où se trouve sa Chevrolet et il ne va pas perdre une seconde pour mettre de la distance entre lui et la nouvelle raison de ses insomnies.