danser sur ses mots (chris)

« J’m’emmeeeerdeuuuu. » Au moins j’peux pas m’plaindre d’la météo pour cette promenade ayant pour seul but d’tuer l’ennui. Ça m’fait chier putain. J’essaie d’écrire, j’essaie vraiment. Genre juré, c’matin, j’me suis posée pendant au moins quinze minutes sans bouger d’vant des feuilles de papier. J’ai réalisé au bout d’ce moment là que j’avais pas d’crayon a portée d’main, c’qui aidait pas ma cause. J’me suis levée pour aller chercher, j’me suis laissé distraire pour une alarme de véhicule dans la rue, par ma pinte de lait vide, par le fait qu’mon frigo est recouvert d’aucun aimant, par les tuiles du plancher d’la cuisine soudainement terriblement froids. Forcément que trente minutes plus tard, j’avais plus la tête à écrire. J’suis sortie.
Et là, p’t’être deux heures plus tard, j’suis où exactement ? Pas convaincue d’reconnaitre les lieux. Faudrait que j’me trouve un point d’repère tôt ou tard n’empêche. Surtout pour m’assurer d’jamais revenir par ici; y a absolument rien de sexy dans les environs. Putain, c’est misérable. Même en étant plus strip-teaseuse, c’comme si ma vie tournait quand même toujours autour de ça. Née pour être une paire de seins avec une jolie tête, ça devrait pas m’surprendre.
Ah ben voilà, une ligne de ch’min de fer. Ça devrait l’faire comme repère. J’plisse les yeux un peu quand j’réalise qui a quelqu’un qui y est étendu. C’est un trip amusant, j’le reconnait, j’l’ai fait relativement souvent, complètement bourrée, complètement trop tard ou trop tôt, selon l’point de vue. J’m’approche un peu. Ah ben merde, c’est quelqu’un qui lit. J’pensais avoir connu des gens dérangés dans ma vie, mais depuis j’suis ici, j’crois que c’est quelque chose que j’suis en train d’redéfinir. Y a une forte concentration d’phénomènes sociaux dans l’coin. Ç’pas inintéressant.
J’avance le menton un peu en même temps mes pieds, j’plisse un peu plus les yeux, comme si c’est c’qui pouvait activer une fonction zoom imaginaire dans mes rétines. J’essaie d’voir c’que l’inconnu lit. Par curiosité suscité par l’ennui. Ça risque pas d’m’impressionner et j’pourrai tourner les talons en paix vers de nouveau horizon - vers le soleil couchant, tel Lucky Luke, youhouhou. Sauf que quand j’parviens finalement à déceler l’contour du titre, et même avant ça le design d’la couverture, c’est tout sauf inintéressant. Putain, c’est mon bouquin
J’accélère jusqu’à la p’tite personne étendue là - ça s’avère être un garçon et vraiment, il est pas gros gros - déçue d’pas trouver sur les rails un podium où j’aurais pu poser un pied, pour bien adopter une posture de fière conquérante. En l’absence d’un tel accessoire, j’me contente d’me poser juste aussi d’lui, en mode part-soleil bien chiant.
Ses yeux s’ferment un peu, le livre s’décale, il a un air pas certain au visage. L’air de quelqu’un qui pensait pas s’faire emmerder ici. Il marmonne un p’tit truc que j’capte pas en s’redressant - j’suis pas attentive à ses lèvres pour être honnête, j’fixe la couverture de mon livre avec un sourire trop stupide. Sa deuxième question par contre, celle-là j’la saisie parfaitement. Mes g’noux s’plie, j’tombe d’un coup pratiquement à son niveau, l’air trop enthousiaste. « Tu rigoles ?! C’est d’moi c’machin ! » J’lui prend l’livre d’entre les mains, sans gêne. J’espère qu’il s’souviendra d’sa page parce que, oups, j’ai pas eu beaucoup d’ménagement pour c’léger détail. J’lui montre l’endos, j’pointe le mini bout d’bio dans l’bas, du bout d’mon ongle coloré d’vert. « R’garde. Chris Reid. C’est moi ça. » J’serais tenté d’lui balancer tout d’suite tout un tas d’questions, mais il a l’air complètement dans les vapes d’cette rencontre inattendue en fait, l’pauvre petit. Y a pas d’train qui l’a frappé cet après-midi, mais là, maintenant, c’est tout comme j’suppose.