Just play your song ♪ | Luka

J'ai le cœur qui bat un peu trop vite, comme à chaque fois que je viens jusqu'ici. C'est pas tous les jours que je prends la peine de faire la route jusqu'ici. Parce que c'est un peu loin et que, quand je fais ça, je peux pas vraiment profiter de Luka en fait. Vu que c'est surtout en fin d'après midi qu'il est dispo le samedi, avant de repartir bosser. Et puis, parce que j'ai souvent peur, on va pas se mentir. Faire le trajet jusque là n'est pas bien compliqué. J'ai juste à prendre le bus en bas de la maison qui conduit directement jusqu'au lac. De là, je marche quoi, cinq minutes ? A peine plus. Mais on se rend pas vraiment compte en fait, quand on a peur de rien, à quel point c'est difficile. A quel point tout peut prendre des proportions énormes. Comme de prendre un ticket, de demander son chemin, de savoir s'il faut sourire ou pas, de savoir s'il faut baisser le nez quand on nous regarde un peu trop longtemps, histoire de disparaitre du champ de vision. Et puis il faut penser  à prendre le bon bus, à pas se mettre, à ne pas oublier de descendre quand il le faut. Je sais, c'est idiot, mais ça fait partie de tous ces trucs qui me terrorisent. Je sais que Luka était pas super chaud à l'idée que je me balade comme ça, mais pourtant, c'est lui qui m'a poussé à le faire. Parce que je dois être plus forte qu'il a dit. Que je dois arrêter d'avoir peur de tout, y compris de mon ombre.

Alors, j'ai commencé à sortir. Un peu. Avec lui au début, mais il était tellement crevé que j'avais mauvaise conscience de l'obliger à sortir. Je me rappelle encore de la première fois où je suis sortie toute seule. J'ai fait dix mètres dans la rue et je suis rentrée pour me rouler en boule dans mon fauteuil, cachée sous des coussins. A essayer de me remettre les idées en place, de faire comme si j'allais pas péter un câble pour de bon. A essayer de ne pas laisser le peu d'équilibre que je commence à trouver s'effriter entre mes doigts, au risque de le perdre pour de bon. Et puis, j'ai recommencé. Un peu plus chaque jour. Je suis sortie du circuit lycée-maison et j'ai commencé à explorer les environs. Jusqu'à prendre ce bus qui me faisait de l'œil depuis des semaines. Bon, d'accord, depuis des mois. J'avais le cœur qui allait exploser la première fois où je l'ai pris et maintenant encore donc, ça me fait un peu peur.

Mais j'y arrive. Je serre l'étui de mon violon tout contre moi alors que je laisse Luka qui dort dans l'appartement et je vais au lac. Il le sait maintenant, même s'il a pas encore eu le temps de venir avec moi et il a rien dit. Donc il doit être content je suppose. Il me le dirait si c'est pas le cas non ? Enfin, comme toujours, je me retrouve avec mille questions dans la tête et aucune réponse qui arrive vraiment à me satisfaire, Du coup, alors que je descends du bus en sautillant, je me mets à chantonner tranquillement, jusqu'à trouver une place un peu à l'écart, comme je l'ai déjà fait plusieurs fois. Je vois les pontons et les bateaux un peu plus loin. Des fois, je me demande ce que ça pourrait faire de monter sur un de ces trucs flottants. Et puis, j'essaie de chasser cette pensée qui me file froid dans le dos. J'aimerais autant pécher en fait quand j'y pense. Encore que, j'en sais trop rien.

Et je sors précautionneusement mon violon de son étui, le laissant ouvert juste devant moi. Avant de fermer les yeux et d'inspirer longuement. J'entends les oiseaux qui chantonnent non loin. Et c'est super calme, on sent que l'hiver pointe le bout de son nez, y a beaucoup moins de monde qu'à mon arrivée. Et c'est tant mieux. Je laisse filer quelques secondes, le temps d'accorder mon violon et je glisse mes doigts à leur place, sans même y réfléchir. C'est presque aussi naturel que respirer, parfois plus même. J'ai pas besoin de réfléchir, de faire attention. J'ai pas à me dire que je vais faire un truc de travers ou que je vais me ridiculiser. Quand j'ai mon violon entre les doigts, je suis juste moi. Sans toutes ces années où il m'a démolie, sans ces milliers d'heures de solitude, à pas savoir ce que devenait Luka. J'ai un sourire que j'ai presque jamais et je pose l'archet sur les cordes. Alors que je commence à jouer, sans me soucier des gens qui s'arrêtent quelques instants pour m'écouter, parfois plus longtemps. Je fais même pas attention à cette silhouette que je connais par cœur pourtant. Et de toute façon, si je l'avais, je pense que j'aurais laissé échapper un cri avant de m'enfuir. Je sais pas où hein, vu que c'est Luka, mais bon, je suis pas sûre de savoir comment réagir. Mais, en attendant, je joue et je sens tous mes soucis qui s'envolent loin, très loin d'ici.

Je baille et me redresse. C’était une mauvaise idée. Enfin, c’est pas comme si j’avais vraiment décider de m’endormir comme une souche non plus. Mais à ma décharge, j’ai dû faire plus de 10 heures supplémentaires cette semaine, sans parler des cours le soir, et je suis lessivé…
Et sans l’oublier elle qui me demande en général une attention constante. Non pas que je m’en plaigne loin de là, mais ça reste toujours un peu compliqué, et de la gérer et de l’aider, même si ça va quand même beaucoup mieux qu’au début. Déjà, elle me parle. Non, parce que les premières semaines, c’était pas gagné et c’était franchement lourd. Et puis, petit à petit, à son rythme, c’est-à-dire lentement, elle avance. Elle va au lycée, elle s’y habitue, elle se promène un peu aux alentours et depuis peu, elle va même explorer plus loin. Ce qui me rend à la fois super heureux pour elle et super nerveux. Parce que je la pousse à essayer de se débrouiller seule. Parce que je sais à quel point, et à quelle vitesse, elle peut se retrouver en PLS dans un coin pour un truc qui semble anodin. Il n’y a qu’à voir le nombre de fois où j’ai dû aller la chercher au lycée, ou que j’ai dû la rassurer et la calmer alors qu’elle était prostrée dans son coin. Mais comme dit, il y a du mieux. Elle serait encore incapable de se démerder seule, loin de là, mais elle apprend et c’est bien là le principal.

Je me frotte la tête en baillant, essayant de déchiffrer le mot qu’elle a laissé. Le lac ? Qu’est-ce qu’elle raconte ? Je repose la feuille, avant de me servir un verre de jus d’orange, les sourcils froncés. Et ça fait tilt. Je sais, il me faut un peu de temps pour connecter mon peu de neurones, mais faut me laisser le temps d’émerger. Au moins elle m’a laissé un mot… Mais quand même… Ouais, je la pousse à faire seule et à s’aventurer plus loin, parce qu’elle a besoin de prendre un peu (beaucoup) confiance en elle et qu’elle doit vraiment apprendre à savoir s’en sortir, même sans moi. non pas que je compte la laisser de nouveau, mais on sait jamais ce qui peut arriver. Et plus vite elle saura faire, plus vite elle pourra décider de ce qu’elle veut. Non, ça me réjouit pas de me dire qu’elle voudra peut-être se barrer, mais on en est pas là non plus… et puis, elle a l’air bien quand même avec moi non ? On passe de bons moments, même si je rentre tard, je fais ce que je peux pour m’occuper d’elle et qu’elle soit bien. Et on est bien. Même si je m’inquiète pour les choses mêmes que je l’encourage à faire. Comme là. Elle m’a pas réveillée, c’est gentil, mais du coup, je sais même pas depuis quand elle est partie. Par réflexe, je regarde mon téléphone et soupire en ne voyant aucun message.

Et je fais quoi maintenant ? Je l’attends ? Enfin, après, je sais où elle est, je pourrais aller la retrouver. Même si je ne suis pas certain que ça lui plairait. Elle aurait l’impression que je la flique ? Ou que j’empiète sur ses moments si durement acquis d’exploration, de prise d’indépendance ? Okay, je suis déjà en train de mettre mes chaussures et d’attraper mon blouson. Je récupère mes clefs et son écharpe qu’elle n’a pas prise, et je suis dehors avant de me demander si c’est vraiment raisonnable ou non. En voiture, il ne faut que quelques minutes pour y arriver, c’est le bon côté. Les mains dans les poches, j’avance, regardant autour de moi pour essayer de la trouver. Et je l’entends avant de la voir. Elle joue. Evidemment qu’elle joue. Je m’approche en silence et reste en périphérie pour ne pas la déranger. Un sourire se dessine sur mes lèvres sans même que je ne m’en aperçois alors que je l’écoute, comme toujours. Je suis pas fan de musique classique pourtant, mais quand elle joue, c’est tellement… magique. Et je dis même pas ça parce que c’est elle, mais vraiment parce qu’elle est douée. Plus que ça même. Un génie, c’est pas ce qu’ils ont dit ? Pour preuve, tout le monde s’arrête pour l’écouter, même s’ils ne restent pas forcément longtemps. Et rares sont ceux qui repartent sans lui laisser quelques pièces, voire plus.

Et lentement, ses notes se dispersent et finissent par se tarir. Tout aussi lentement, je m’approche d’elle, lui souriant doucement.

« C’était incroyable… ça me file des frissons à chaque fois. » J’inspire profondément et regarde autour de nous. « C’est super joli, je comprends que tu aimes venir ici…  Tiens. » Je m’approche et passe son écharpe autour de son cou, avant de l’attirer vers moi et de l’embrasser sur le nez. « Avant d’attraper froid petit farfadet. Ce serait dommage que tu puisses plus venir jouer. »

A mesure que les notes s’égrainent, je me rends compte que ça va mieux. Je me sens plus légère, comme à chaque fois que je joue. J’ai jamais vraiment compris pourquoi ou comment ça fonctionne en réalité, mais, dans le fond, ça n’a pas grande importance. C’est le seul truc qui marche tout le temps. Avec la présence de Luka. Sauf que Luka, j’ai dû apprendre à vivre sans lui pendant deux ans. Enfin à survivre plutôt, si je veux être parfaitement exacte. La musique elle, ne m’a jamais laissée tomber. Quand bien même moi j’avais fini par lâcher l’affaire, parce que personne à qui je tenais vraiment n’était là pour m’écouter.

Mais là aussi, ça commence à aller mieux. Je laisse de nouveau la musique prendre la place qui est la sienne dans ma vie et me diriger un peu. Et, comme toujours, ma façon de jouer reflète mon humeur. Je m’en étais pas rendu compte de ça avant, c’est Luka qui me l’a fait remarquer. Je joue plus vite quand je suis énervée, mes morceaux sont carrément plus nerveux. Des détails comme ça qu’il est le seul à repérer. Alors que bon, on va pas se mentir, la musique classique, c’est pas vraiment son délire. Il a de la chance, pour le moment, je fais aucun récital ni rien. Mais, vu comment ça commence à se bousculer et le nombre de fois où il a été convoqué au lycée rapport à ça, je me dis qu’il va pas y couper. Et moi non plus. J’avoue, ça me rend nerveuse un peu et je sais pas trop comment je vais réussir à appréhender tout ça. Mais chaque chose en son temps nom ? Je sursaute quand j’entends quelques applaudissements alors que j’ai fini de jouer et je, comme toujours, le rouge qui me monte aux joues. Ce qui ne va pas en s’arrangeant quand je remarque enfin qu’il était là. Je pique du nez, me sentant particulièrement godiche, comme à chaque fois que je suis face à lui ou presque de toute façon, me demandant vaguement à quel point il serait possible de trébucher sur une surface parfaitement plane.

Je penche quand même la tête sur le côté à sa remarque, la mine pensive. « Comment tu fais ? Je croyais que t’aimais pas ce genre de musique. Quand j’étais petite, tu me demandais tout le temps si je pouvais pas faire des trucs qui bougent un peu plus et que t’allais même réussir à t’endormir debout. Je me rappelle que t’as dit ça une fois. Ca m’a vexée pendant au moins une semaine. » J’ai un bref haussement d’épaules à sa question et je sais pas comment je me retiens de glousser quand il m’embrasse sur le nez avant de m’emmitoufler dans mon écharpe. « T’es pire qu’une mère poule, tu le sais ça ? Il fait pas si froid ! » Bon, j’avoue, y a un petit vent qui pourrait me rendre aphone pour les trois jours à venir. Surtout que, bien évidemment, j’ai une santé en carton-pâte. Ou un truc du genre quoi. Je ramasse mon étui à violon, écarquillant les yeux devant l’argent qu’il y a dedans. « Je crois que je peux te payer une gaufre. Ou mille. Ils sont dingues les gens quand même de laisser du fric comme ça juste pour deux notes de musique. Et oui, le coin est vraiment chouette. Y a des canards. Tu veux les voir ? » Oui, je sais, comme toujours, je commence à m’éparpiller un peu partout et mon esprit sait pas où donner de la tête. C’est encore pire quand il est là en fait. Mais j’essaie. De me centrer. Des fois. Ca marche pas terrible j’avoue.