night wanderers | lilli & mona

C’est de fugaces visions que naissent toujours les balades nocturnes de Lilli. Attelée à son pinceau, une toile coincée entre ses jambes nues, elle mordille le bois sans tremper les poils drus dans les pigments pourtant étalés avec soin sur sa palette, à ses côtés. Le canvas est entièrement recouvert, séparé en deux par une démarcation tremblante entre le gris anthracite de la partie supérieure et le bleu profond de la moitié inférieure. Mais l’image ne prend pas vie sous les yeux doux de Lilli. Alors, elle a des gestes secs, presque violents – aussi violents que sa nature le lui permet. La toile tombe au sol, le pinceau s’échoue dans un verre, et sa peau de nacre disparaît sous un jean et un pull. En quelques pas, elle a quitté l’appartement, sans un mot à l’attention de ses colocataires, sans un regard pour leurs éclats du soir, sans un regard en arrière. Elle est poussée par une force indicible, celle qui lui fait étaler la peinture sur tous les supports qui veulent d’elle, celle qui fait battre son coeur un peu trop fort certains matins et ne la laisse pas se reposer tant qu’elle ne s’est pas étanchée en images.
Elle traverse la ville, Lilli tigresse, invisible parmi les ombres de la nuit. Elle n’a pas le profil des gens qu’elle croise, pas de capuche qui recouvre ses cheveux d’argent illuminés par le croissant de la lune, ni d’allure pressée ou de sac collé à son ventre dans l’anxiété latente d’un errement nocturne. Ses pieds la portent, et elle s’envole au dessus du goudron noir et des pavés gris de Crescent Heights. Bientôt, elle quitte le quartier Sud et s’oriente vaguement vers la gauche, à l’opposé des rues qui l’ont vu grandir. L’air autour d’elle change imperceptiblement, et elle hume la nuit à la recherche d’une réponse à une question informulée.
Le port se dessine devant elle, avec sa silhouette à part ; les mats des bateaux amarrés à jamais, les remous de l’eau qui font écho sur les quais, les couples toujours passants, main dans la main, coeurs dans la main… Lilli sourit, Lilli ravie. Elle marche funambule, sur la pointe des pieds, jusqu’au rebord de pierre, et elle se laisse glisser jusqu’au sol, équilibriste amateur, insouciante du danger. « Oh ? » Elle tourne la tête, trop tard, trop tôt ? Elle s’est assise aux côtés d’une autre âme ce soir. Elle ne sait plus, elle cherche dans sa mémoire : quelle est la bonne façon de faire en telle situation ? Doit-elle se déplacer, laisser la jolie blonde à ses propres rêveries vagabondes ? Ou bien s’éloigner serait-il perçu comme impoli, signe involontaire d’un dégoût, d’un rejet ? Elle voudrait demander, mettre ses doigts en éventail devant ses yeux qui rougissent plus que ses joues et demander derrière ses cils ce qu’elle doit faire, mais elle ne se permet plus depuis longtemps de montrer qu’elle ne sait pas faire, pas seule, pas naturellement.
« Désolée. » Le mot lui échappe, il court hors de ses lèvres, refuse la prison de son esprit. Trop souvent, ce mot vibre dans sa petite bouche, sans qu’elle ne soit plus certaine de s’excuser d’autre chose que du simple fait d’exister. « Je vous dérange pas ? » Elle ajoute, parce qu’il faut donner du sens à ces syllabes qui dansent dans l’air portuaire. Ses yeux s’abaissent, ses cuisses comme seul point de repère bloquent la vision qu’elle cherchait en venant ici. Ses mains se crispent sur le sol froid sous ses fesses. Ses pieds se balancent dans les airs, heurtent la surface rêche du bord de rive.