big jet plane (gemma)

Partir. Partir un petit peu. Pas longtemps, pas trop loin mais juste partir. C'était tout ce à quoi Nikos arrivait à penser après qu'il soit parti du manoir d'Orange Grove au petit matin. Puis les jours suivant l'enterrement avaient défilés et contre toute attente, c'était Avergos Senior qui lui avait jeté l'idée. Autour d'un verre de Jack, rares moments où le fils et le père ne s'appliquent pas à détériorer un peu plus leur relation. Quelques mots en grec. T'as une sale gueule, va prendre l'air. Je te passe le pick-up. Nikos le soupçonnait d'avoir entendu parler de la mort de Cece qu'il avait vu de trop nombreuses fois pour les compter au cours de ces dernières années. Mais peu importait en réalité pourquoi son père avait dit ça et dans quel but. Le fait est que l'idée était plutôt bonne venant de Stavros et une fois qu'il fut sûr qu'il pouvait partir sans manquer au Lion et qu'il avait tout le matériel nécessaire à quelques jours dans les bois près du lac, il lui avait écrit. Et les voilà. La route s'étend à perdue de vue face à eux, bordée par une forêt dense et légèrement sombre malgré le soleil relativement haut dans le ciel. Ça pourrait être presque inquiétant dans le genre allégorie de la vie qui défile à toute vitesse et dont on voit pas le bout mais Nikos est pas branché sur cette fréquence ce matin-là. Son esprit est quasiment vide. Il savoure cette route déserte étendue devant lui, et surtout la main à la peau diaphane qui repose sur sa cuisse à laquelle il s'est déjà trop vite habitué. Il se souvient d'un temps où c'était systématiquement lui qui portait la main à sa cuisse, et qu'elle le chassait plus souvent qu'elle ne la gardait. Mais peu importe. Peu de nuages, une météo parfaite. Tout se déroule comme prévu et franchement y'a un peu de quoi s'étonner quand on connait le caractère de la demoiselle qui regarde le paysage défilé à travers la vitre du vieux pick-up qu'il avait emprunté à son père. Ses longs cheveux roux bougeant légèrement au grès du vent s'engouffrant dans l'habitacle par la vitre du côté conducteur. Elle était montée dans la voiture sans trop de résistance mais non sans son petit air unbothered nullement impressionné qui l'agacait au début mais qui le faisait sourire maintenant. Le petit air qui voulait dire 'i hope you know what you're doing cause i ain't got no time for your shit'. Il le connaissait par coeur cet air là. Mais peu importe. Parce que n'importe quoi sur son visage sauf de la douleur. Tous les sourires mesquins et les regards noirs du monde contre une seule larme.  Le baiser qu'elle lui avait donné pour lui dire bonjour, franc, front contre front, l'avait rassuré d'une manière inédite. Sa manière de le regarder aussi, quelque chose avait changé. Était-il possible que l'épreuve de la mort de Cece les ait rapproché ? Genre dans le sens normal des choses ? Était-il possible qu'ils aient réussi à confirmer au moins une tendance lambda d'un couple lambda ? Le fait que c'était différent. Que sourire en lisant ses messages la veille au soir pendant qu'il chargeait le pick-up avait été salvateur pour lui. Une impression d'une nouvelle ère. Mais d'abord pour commencer, un simple changement d'air. Ils étaient partis d'Orange Grove depuis 3h30 maintenant, Nikos repéra l'embranchement dans la route et tourna avant de s'enfoncer dans la forêt sur une centaine de mètre. La forêt était dense, le chemin pratiquement impraticable et le fait est que des branches soient en travers du chemin montrait bien que cela faisait longtemps que personne n'était venu. Exactement ce dont ils avaient besoin. Un endroit à l'abri du monde où personne ne viendrait les trouver le temps de 48h. Le chemin en terre vint trouver sa fin sur une sorte de sable mélanger à des cailloux crissant sur les pneus, un lac immense se découvrant devant eux. L'Amérique profonde, telle que peu de gens la connaissent si ce n'est les riverains. Vierge de toute installation bourgeoise qui viendrait parasiter ce petit coin de paradis avec leurs jets-privés et leurs pontons privés. Welcome to my safe haven. Make yourself at home. Il sort du pick-up, en fait le tour et lui ouvre la portière. Ses Timberland noires crissent sur les cailloux, l'eau est calme, immobile tandis que le vent vient soulever les poils de sa nuque. Si ce n'était pas exactement ce dont ils avaient besoin alors sans doute que leur cause était définitivement perdue.

Le peu de résistance qu'elle lui a opposé est presque inquiétant. Malgré l'acide presque amical dans ses textos de la veille ou le fait qu'elle était tout sauf prête à six heures tapantes - elle aime bien trop la nuit pour savoir apprécier l'aube - elle est là. Sans avoir (trop) rechigné. A l'évidence, ça les surprend tous les deux. Il a eu le sens commun de ne pas commenter. Elle se rend comme une ville assiégée, n'est pas certaine s'il s'agit de la conséquence d'une fatigue pénétrée jusqu'à l'os ou simplement de l'érosion graduelle des barrières qu'elle a érigées entre eux depuis le départ. Le fait qu'elle se soit endormie en pleurant dans ses bras deux fois sur les quatre derniers jours soutient aussi bien une théorie que l'autre. Elle n'a pas bronché en grimpant dans le pick-up inconnu, s'est contentée pour seul acte de rébellion d'un haussement acrobatique des sourcils. Gemma n'aime pas les surprises, et ce simple fait n'en est pas une. Parmi son tarot, au milieu de ses étoiles, ou dans les vallées sinueuses au creux de la paume de Nikos, c'est ce à quoi la majeure partie de son existence est destinée : s'assurer contre l'imprévu. Si elle n'a posé aucune question, n'a pas insisté pour savoir où il l'emmenait, ce n'est pas par docilité, ça ne signifie pas qu'elle a choisi de lui faciliter la tâche. Non, c'est simplement qu'au fond, leur destination, Gem s'en fiche. Elle est suffisamment lucide, suffisamment radicale dans son instinct de conservation pour savoir que tout est mieux qu'ici. Elle a une hâte grandissante de laisser Crescent Heights dans le rétroviseur, tellement puissante qu'elle lui ronge l'estomac. Elle a envie d'oxygène non-contaminé par sa propre souffrance. Si ses calculs sont exacts, la fuite temporaire devrait assouvir son désir de mettre les voiles et d'abandonner une bonne fois pour toutes cette ville qu'elle aurait dû quitter des années auparavant, lorsqu'on lui en a donné l'occasion. Laisser Nikos l'emmener pour deux jours, c'est le vaccin qu'elle s'inocule précipitamment avant que le virus ne s'ancre trop profondément. Elle s'en fiche où, ça n'a aucune importance, c'est ce qu'elle se dit tout au long du trajet, entre l'air humide qui sent le soleil et le folk qui grésille dans l'habitacle. Elle s'en fiche, jusqu'à ce qu'ils arrivent et que Nikos fasse taire le moteur. "Oh." Un seul et unique phonème qui inclut toute la gamme de ses réactions en cascade, de l'étonnement à la reconnaissance. Elle se redresse sur le siège passager, fixe l'étendue lisse et émeraude du lac à travers le pare-brise. Ne s'arrache à sa stupéfaction qu'une fois que Nikos apparaît dans l'embrasure de la portière. Le siège est haut mais elle glisse hors du pick-up sans avoir recours à l'aide qu'il lui offre, sa paire de running atterrissant parmi les galets dans un crissement satisfaisant. L'air est une gifle divine - tellement pur qu'elle a l'impression qu'il lui crame les poumons. Elle aimait tellement cette sensation quand elle était petite ; quelque part en cours de route, elle a dû l'oublier. "Why don't you set up camp while I pop into the woods real quick and befriend a deer?" Elle est narquoise car c'est sa façon de leur prouver à tous les deux qu'elle va bien. Qu'elle a beau avoir mal, ça ne l'a pas rendue faible. Presque enfantine dans son mélange de détermination et de ravissement, elle avance vers le lac comme un général d'armée, jusqu'à ce que l'eau paresseuse entoure la semelle de ses Nike. Elle s'accroupit et dépose délicatement la paume de ses mains contre la surface ondulante du lac. L'eau fraiche contre la peau tiède est un shot d'électricité suivi d'une caresse. Gemma lève les yeux vers les kilomètres de ciel au dessus de leurs têtes, concentrée. Sa première pensée est que, si elle avait su, elle aurait emporté son télescope parmi ses affaires. La seconde, c'est que mamá Juana adorerait cet endroit. "How do you know this place?" Elle lance la question à la volée sans regarder par dessus son épaule. Elle en a une centaine à poser et, d'un point de vue logique, cela semble être un bon point de départ. C'est choquant, dans le fond, à quel point ils en savent peu l'un sur l'autre. De longues plages d'ignorance qui symbolisent les restes de leur relation d'avant où les confessions n'avaient pas leur place. Pas seulement ça, il parle peu et elle est d'un naturel méfiant. Farouche dragon lové sur son trésor de secrets, Gemma a pris l'habitude de ne jamais rien confier qui puisse être utilisé contre elle. Elle a toujours conservé sa richesse intérieure pour les filles, les seules à avoir une vue d'ensemble de qui elle est réellement. Les seules à avoir le droit de tourner autour d'elle jusqu'à la connaître sous toutes ses facettes ; la cruauté furieuse et l'affection féroce, l'émerveillement et le sarcasme, les planètes et les pavés. Maintenant qu'elles sont parties, Gemma a peur de s'observer dans le miroir et se rendre compte qu'elles ont emporté dans les poches arrières de leur jeans les seuls morceaux d'elle dont elle pouvait être fière. "Are you sure you want to share your safe haven with me? I'm not really one for safety." Sous des reflets presque pénitents, le ton est surtout matter-of-fact. S'il y a une chose et une seule que les derniers mois leur ont appris, c'est bien qu'elle attire la foudre comme un foutu paratonnerre. Que Nikos ait choisi, en pleine connaissance de cause, de s'exposer à l'orage, restera à jamais une énigme.

Si il y avait bien une chose que Nikos avait compris en vingt-quatre années de vie c'était l'importance capitale de trouver refuge. Ca pouvait être un endroit, une musique, un parfum ou un rêve. L'important était de pouvoir se retrouver avec soi-même dans un environnement sauf.  C'est ce qu'il avait fait toute sa vie pour éviter de perdre pieds. Pour palier à sa solitude qu'il affectionnait tant mais qui parfois se transformait en handicap lorsque le poids sur ses épaules commencer à le faire ployer. Alors il y avait sa chambre au dessus de Lion, sa musique évidemment, la vue panoramique du planétarium.  Et cette étendue verte au beau milieu de laquelle trônait un lac aux reflets majestueux, parsemé de rochers. Ici, le temps s'arrêtait. Seulement lui et la nature. Et aujourd'hui Gemma. Le regard qu'elle lance autour d'elle lorsqu'elle descendu du pick-up va au delà des espoirs qu'avait nourri Nikos en décidant de l'emmener ici. Jamais il n'avait lu d'expression plus pure sur son visage qu'à cet instant précis. Pour la première fois depuis qu'il la connait, Nikos a l'impression de voir la véritable Gemma. Celle qu'elle dissimulait jalousement sous des trésors de sarcasme et de l'eye-liner. Dans un éclair, il aperçoit la Gemma auxquels les filles ont sûrement toujours eu droit, celle qui n'érige pas une muraille aux rebords acides entre elle et le reste du monde. Sure, watch out for the bears though. Et là, l'inattendu se produit. Nikos est bêtement ému de la voir ici, de l'entendre plaisanter, de la voir caresser l'eau comme une enfant qui découvre pour la première fois un monde qu'elle ne soupçonnait pas. Un retour aux sources qu'il avait négligé pendant des années. Whenever my mom was homesick, my dad would take us there so she could re-bound with nature and stuff. We stopped coming here when she died. Parce que si Stavros avait toujours été une boule de nerf violente et tyrannique, élevé lui-même dans la terreur d'un père tortionnaire alcoolique, il avait été également capable de la plus grande douceur à l'égard de celle qu'il considérait comme sa femme, même si il ne l'avait jamais emmené jusqu'à l'autel, lorsqu'il ne rentrait pas dans ses colères noires. L'Amérique c'était son idée, la promesse d'un el dorado incroyable qu'il avait vendu pendant des mois jusqu'à ce que l'amour de sa vie se laisse convaincre par usure. Athena ne s'était jamais faite à la vie du pays de l'Oncle Sam, prenant sur elle par amour pour Stavros puis elle était tombée malade et Nikos n'avait plus jamais mis un pied près de ce lac. Tout ça, c'était une partie de sa vie que Gemma ignorait. Elle n'avait jamais demandé où était sa mère, avait bien remarqué que les relations avec son père étaient tendues mais c'était à peu près de tout. De son côté, Nikos ne savait pas non plus grand chose sur la genèse du bout de femme qui avait bouleversé sa vie si ce n'est quelques bribes apprises par Cece comme l'existence de ses deux mamans ou la grandeur du manoir où elle résidait. Risible quand on y pense, pouvoir réciter le nombre de grains de beauté qu'elle a dans le dos mais être incapable de renseigner quelques banalités. En l'emmenant ici, Nikos lui distille un peu de ce qu'il est sans prendre le risque d'une overdose, car le lac est immense, les arbres hauts et qu'il n'y a rien ici sur cette terre qui ne peut être expié ici. Absolument rien. Et c'est ce qu'il espère qu'elle va comprendre en foulant le sol de ses Nikes flambantes. Rien que ça tenait du miracle en soit. C'était la première fois qu'il la voyait à plat autrement que pieds-nus et elle lui paraissait plus petite et frêle que jamais. Get over yourself G, you're not the most dangerous predator in this place. Cette fois-ci il ne la laissera pas tout gâcher avec ces allusions au passé, il ne la laissera pas siffler leurs démons alors qu'ils sont venus ici trouver la paix. Nikos a viscéralement besoin de déconnecter si il ne veut pas céder à la folie. Il a besoin qu'elle le comprenne alors il s'avance à son tour jusqu'à l'eau. Come here. Lui tend la main, et la tire vers lui. Ses bras se croisent naturellement derrière elle, au creux de ses reins. Son endroit préféré au monde. Iris contre iris. Le soleil réchauffe sa peau trop souvent restée à l'ombre, faisant appel à quelques vestiges de sang méditerranéen oublié par un long hiver douloureux. Ses yeux glissent sur son visage un instant et il remercie le ciel de toutes ses forces de l'avoir laissé sauve. Un monde dans lequel il ne peut pas caresser du regard son visage n'a pas vocation à exister. Sa main droite vient trouver ses cheveux dans un geste doux. Loin mais jamais trop de leurs ébats exaltés du début lorsqu'effleurer ne serait-ce que sa pommette de sa bouche résultat en leurs corps enlacés sur le siège conducteur de la Chevrolet. From now on and for two days. It's all about us. Il pressent la petite grimace de dégoût que ce dernier mot pourrait lui inspirer. Il sait que ce qu'il va lui demander pourrait activer le mécanisme du chaos chez elle mais ils ont toujours fonctionné ainsi. Il tente, il prie, elle abdique ou explose. Mais le fait est qu'ils sont ici aujourd'hui. Encore. Toujours. Ensemble. Yes. Us. And I want us to have a good time, and I want to see you enjoy every little moment you can while you're here. We'll have all the time we want to mourn when we'll go back to Crescent but right now it's all about healing and trying to feel better during two days. Do you get it? It's really important. Would you do that for me? Il sait qu'il en demande beaucoup, il a conscience qu'on ne peut pas mettre sur pause le brasier ardent qui agrandit un peu plus chaque jour le vide intersidéral laissé par Cece. Lui aussi le sent partout sous sa peau mais l'instinct de survie qu'il a développé depuis la mort de sa mère a finalement repris ses droits et Nikos est prêt emmener G avec lui sur son chemin.

Si loin de la ville, à trois heures de route de leurs habitudes, Gemma est dénuée de ses artifices. Ils sont restés sur le macadam, quelque part entre Crescent et le lac. Ce n'est pas une décision consciente, mais peut-être qu'elle l'aurait prise de toute façon. Peut-être que même si elle avait été capable de rester abrasive dans un tel endroit à un tel moment - et rien, rien, rien dans la situation ne s'y prête, ni le calme tonitruant dans lequel ils baignent, ni la fatigue qui lui pèse sur les paupières, largement due aux cauchemars chroniques qui rejouent la mort de Cece contre le coton de son oreiller - elle aurait préféré laisser son armure à l'arrière du pick-up. Tristement, le fait qu'elle soit plus candide aujourd'hui qu'à son habitude ne la guérit pas soudainement de ses réflexes de distance, et lorsque Nikos mentionne sa mère, involontairement, elle se raidit. Lorsqu'il mentionne sa mort, elle arrête de respirer. Pourtant, elle sait tout ça. Elle connait la théorie. A vrai dire, c'est toute l'étendue des ses connaissances sur le sujet, mentionné par Cece ce qui lui paraît être des siècles auparavant. Nikos a perdu sa mère d'un cancer lorsqu'il était gosse. C'est l'éléphant dans la pièce, à l'instar du dégoût soutenu que Gemma entretient pour son père. Elle ignore si le fait qu'elle n'ait plus croisé Stavros au Lion depuis plus de deux mois est un coup de chance ou une machination subtile. Elle ne s'est jamais vraiment posé la question ; ils ne parlent pas de famille. Une règle parmi tant d'autres, assimilée tandis qu'ils avaient le dos tourné, qui s'est ancrée profondément alors qu'ils avaient la tête ailleurs. Une pierre de plus à l'édifice qu'ils ont tant de mal à déconstruire. Gemma sait qu'il faut que ça change tôt ou tard, qu'il lui offre l'occasion parfaite d'envoyer une boule de démolition dans leurs fondations froides : ils sont seuls et piégés ensemble pour les deux prochaines journées. Si elle veut qu'il lui cède quelques secrets, elle aussi va devoir en sacrifier parmi les siens. Surtout si ça a trait au sujet de la famille, qui lui brûle précisément les lèvres depuis plusieurs jours. Elle souhaitait en parler sur le trajet mais n'a pas rassemblé suffisamment de courage pour le faire, a esquissé une question mais a changé d'avis au deuxième mot et a dévié sur le volume de l'autoradio. Surtout, sans s'en apercevoir, Nikos répond à la question qu'elle se posait vraiment, celle qu'elle se posera toujours à l'avenir, quoi qu'ils fassent, où qu'ils aillent. Cece. Lorsqu'il l'attire vers lui, Gemma se laisse faire avec une docilité rare bien que délicieuse. Le paysage appelle à ça, une sérénité pacifiste, une proximité tout sauf belliqueuse pour une foutue fois. "It's all about us" - elle esquisse un mouvement de recul involontaire, instinctif, et le fait que Nikos pressente sa réticence avant même qu'elle n'en soit elle-même consciente la laisse stupéfaite. Elle ne s'était pas rendue compte qu'elle était si prévisible. Elle aurait sans doute préféré continuer à l'ignorer. Il y a quelque chose dans le ton de Nikos qui l'attendrit et l'agace à la fois. Il est pédagogue, patient, son regard fermement fixé sur elle comme s'il s'adressait à une gamine. Elle refuse de voir qu'il a peut-être raison. Qu'elle est tellement novice de cette situation que c'en est presque enfantin. Elle n'a jamais passé plus que quelques heures d'affilée en tête à tête avec un mec. Lui compris. Lorsqu'elle détourne la tête, laisse glisser ses yeux sur la surface du lac et soupire, ce n'est pas un affront. Lorsqu'elle lâche, la voix enrouée "So Cece never saw this place? Well that's really fucking sad" ce n'est pas de l'insolence, une allusion à leur fantôme en contradiction directe avec ce qu'il lui demande. Au contraire, c'est sa façon d'exorciser sa peine, get it out of her system avant d'accepter ses règles de conduite. Elle en a besoin, par loyauté autant que par affection. Gemma a besoin que la présence de Cece soit énoncée entre eux - dans le cas contraire, elle aurait trop peur de la renier. De prétendre que la douleur n'existe pas. Elle se contentera d'en définir les contours et de la laisser s'évanouir aussitôt. En gage de sa bonne foi, Gemma se tortille dans l'étreinte de Nikos jusqu'à lui tourner le dos, toujours contre lui, scrutant le lac et la forêt dense qui l'entoure. Elle sourit, amusée. "So that's your idea of a date, uh?" Aussitôt, elle se reprend. Fronce les sourcils, presque inquiète. "Wait. Is this a date?" Tout dans la démarche est une première fois pour elle, autant dire qu'elle en ignore le protocole. A-t-elle seulement le droit de poser cette question, ou est-ce que les "escapades en couple" font partie des choses qu'il ne faut pas nommer de peur de les faire apparaître, comme Bloody Mary ? Cette question, innocente à première vue, en soulève tout à coup une autre. Gemma tourne la tête brutalement, cherchant le regard de Nikos au dessus de son épaule, une panique familière dans les yeux qui est, pour une fois, colorée d'une pointe d'humour. "Are we - are we dating?" Le mot est abordé avec un mélange d'horreur mal dissimulée et de raillerie. Il semble tellement plébéien, bien trop commun pour eux. Atrocement mal adapté à des mois de chute et une collection de cicatrices. Ce mot a un goût de milkshake vanille, de lipstick fraise et de baisers volés dans le parking d'un cinéma. Jamais ça, elle en a fait la promesse solennelle à une petite Gemma de onze ans, poings serrés de frustration face à la soumission des filles et aux mensonges des garçons, ces amourettes Disney et Hallmark qui empestaient le miel et collaient aux doigts. Jamais ça, jamais pour elle. Elle se conforte dans la certitude que cette Gemma là, grands yeux froncés sous la queue de cheval serrée, comprendrait. Même à onze ans, elle détestait les contes mais appréciait les astres. Même à onze ans, elle comprenait le principe de gravité. Même à onze ans, elle savait que l'entrechoquement de certaines météorites est simplement inévitable.

A croire que son refuge lui donne plus de courage qu'à l'accoutumée puisqu'il verbalise fermement les projets qu'il nourrit pour eux deux. Un peu moins de fantômes rôdant autour d'eux, un peu plus de vie pour les maintenir à flot. Evidemment qu'elle tente de se dérobe, qu'elle cherche une issue de secours entre sarcasme et manque d'empathie mais finalement elle abdique. Sans doutes se rend-elle compte que tout le mal être dont ils sont esclaves peut les atteindre 48h à l'orée du bois, tapis sournoisement près du macadam de la départementale qui emmène à la prochaine grande ville voisine. Un peu de répit dans la tempête, Nikos a envie de croire qu'en dormant sous les étoiles les cauchemars qui les hantent se mueront en rêves apaisants. Il dort peu, mal et il sait qu'elle aussi. Il l'a entendu murmurer le nom de Cece dans son sommeil et s'agiter, de le chercher dans les draps avant de se rendormir accroché dans son bras. Elle qui préférait s'arracher un bras plutôt que d'avouer qu'elle apprécie de dormir à ses côtés se retrouve finalement trahie par son subconscient qui confesse dans la nuit noire son besoin de sentir sa présence. Ici, soustraits à leur quotidien, loin du Lion, d'Orange Grove et de tous leurs attributs habituels, il n'y a plus que la forme la plus pure d'eux-même. Celle qui n'est pas viciée par le passé et le présent, celle qui a besoin de croire qu'il existe un futur. Même si les fantômes du passé sont difficiles à semer. Cece? Here? She would have gone off in the woods to hunt butterflies and I would have spent my time trying to bring her back to the camp. Really bad idea. Aller quelque part avec Cece, même chercher des munchies à la station service relevait du tour de force. Elle finissait toujours par se faire la belle, prétextant qu'elle a rencontré un ami sur la route ou qu'il y avait de la lumière autre part. Cece était l'instabilité même, jurant prodigieusement avec son besoin de calme, de silence. Elle était un soleil brûlant dans une soirée d'hiver interminable et maintenant qu'elle ne brillait plus, il ne restait plus que les nuages et un feu follet qui menaçait de s'éteindre si il ne l'attisait pas incessamment sous peu. Le feu follet s'agite dans ses bras pour faire face à l'horizon et Nikos resserre brièvement son étreinte, chaque contact prolongé est un moment rare qu'il s'empresse de capturer. Car même si elle se laisse approchée plus souvent qu'avant, toutes les barrières sont loin d'avoir été abattues. Le travail est titanesque, et pourtant, indéniablement : la déconstruction a commencé. Mais c'est pas ce qu'il faut retenir dans l'immédiat, ce qu'il faut retenir c'est le sourire qui vient de se dessiner sur les lèvres de Gemma et les mots qui sortent de sa bouche. Et Nikos éclate de rire, tout simplement. Il avait presque oublié ce que ça faisait. De sentir tout son corps dans un sursaut de bonheur et non d'anxiété. Well, I thought we had already solved this problem when we went to eat pancakes at Mikes in the middle of the night two weeks ago because we couldn't sleep. Wait, it wasn't a date?! Il feint d'être offusqué, parce que c'est marrant qu'elle puisse se poser des questions sur la nature de ce week-end passé à deux. Et rien qu'à l'évocation de ce souvenir, ses fossettes se creusent encore plus. Cette nuit là avait été particulière, du moins pour lui. Tous les deux étendus à moitiés nus dans le lit de Nikos devant Rick et Morty, incapables de trouver le sommeil. Sans doute les nerfs, sans doute la chaleur étouffante de la chambre. Sans doute leurs cerveaux qui n'étaient jamais totalement déconnectés. Un simple are you hungry? avait fini sous une montagne de sirop d'érable et de pancakes à quelques minutes de la fermeture du Diner dans lequel Nikos allait si souvent quand il était petit avec ses parents. Même Mike les avait laissé rester un peu plus longtemps, sous le choc de voir autant Nikos que Gemma au même endroit pour la même chose au même moment. Ensemble. Un moment lambda pour n'importe quel couple et pourtant ce soir-là, en voyant Gemma dans son sweat à lacets, les cheveux relevés en un chignon fouilli, il ne l'avait jamais trouvé aussi sexy qu'à cet instant précis. Le halo surnaturel qui l'avait toujours entouré était encore là évidemment mais plus en sourdine. Moins intimidant. Elle semblait être à portée de coeur. Il avait même eu un joli raté de battement de coeur lorsqu'elle s'était penchée vers lui pour essuyer du sirop d'érable sur sa joue. Un putain de truc banal paranormal. Stop hitting on me and come help me setting up the camp. I'm sure your wicked-smarty ass knows deep down how to make a firecamp. Il était quasi sûr qu'il lui suffisait de pointer le doigt sur quelque chose pour qu'il prenne immédiatement feu. Il doutait pas une seule seconde de ses capacités à manier cet élément de la nature avec toute l'aisance qu'on lui connait lorsqu'il s'agit de détruire quelque chose. C'était ce qu'elle avait fait avec son coeur pendant un temps après tout, au moment même où ils s'étaient embrassés pour la première fois dans la réserve. Il doutait que le sort qu'elle lui avait jeté puisse prendre fin un jour quand il la voyait là, les yeux miels qui font écho à la sève de tous les arbres qui les entourent et sa peau blanche déjà tiédie par le soleil. Maybe we'll be rewarded ourselves with a swim. What do you think? La journée s'annonçait radieuse, l'été se profilait et les températures promettaient d'être chaudes alors pourquoi pas se laisser aller? Nikos avait absolument tout prévu, des marshmallow à faire fondre jusqu'au parasol pour protéger sa peau diaphane de rousse. C'était clairement un putain de date. Et il allait tout faire pour qu'elle y pense encore dans trente ans, lorsque son nom se résumera à un bref souvenir errant dans sa mémoire.

Il y a de la tendresse dans la voix de Nikos et ça fait du bien. Physiquement, au même titre que le soleil douillet et la pureté de l'air. C'est un soulagement d'entendre le nom de Cece attaché à autre chose que l'âpreté du drame. Ça lui prouve que c'est toujours possible. Que l'histoire n'a pas été irrémédiablement entachée par la laideur de sa conclusion. Gemma ne rit pas. C'est trop tôt encore, chaque parcelle d'elle se rebelle encore contre le définitif. Les mots de Nikos lui rappellent d'à quel point leurs deuils sont différents car ils ont chacun perdu une personne absolument distincte. La Cece de Gemma aurait laissé les papillons derrière. Elle se serait enfuie parmi les loups. Elle aurait trouvé sa place dans le dévouement féroce d'une meute littérale. Il n'y aurait eu aucun foutu moyen de la ramener au camp. Le ton est donné, exigé par les mots de Nikos et attrapé au vol par les questions de Gemma. Aujourd'hui, demain, ils seront légers. Aussi heureux qu'ils en sont biologiquement capables. Ils auront le temps de retrouver la réalité bétonnée une fois rentrés. "In that case, both of us are also dating that god-awful drunk bald guy who sat down at our booth and it seems that you forgot to invite him." Elle est espiègle, pince-sans-rire, la définition même de la désinvolture amusée. Un sourire goguenard épaissit la courbure de ses lèvres, alimenté par les vibrations du rire franc de Nikos qu'elle croit continuer à sentir dans ses côtes. Elle devrait se laisser aller à la simplicité de ce moment, mettre l'ensemble de ses insécurités cruelles sur pause, sauf que tout ce qui parvient à se fixer dans son encéphale est la question pernicieuse : où est son putain d'Oscar ? La terreur qui autrefois s'amarrait dans ses traits dès que Nikos était dans les parages, passant parfois pour de la rage ou du mépris, ne laisse aucun signe sur sur son expression sereine. Pourtant, elle est là. Elle a muté, s'est incrustée plus profondément dans ses os, discrète mais fondamentale. Étrangement, Gemma se sentait davantage à sa place dans leur configuration précédente, elle était à l'aise parmi les cris et les affronts, les éclats de verre à leurs pieds et l'odeur du whisky. Ça s'assortissait mieux à ses tenues. Il y a à peine quelques semaines, le seul moyen plausible qu'elle se retrouve dans les bois avec un homme aurait relevé du kidnapping. Elle n'est jamais sortie avec quiconque. Pas même une amourette adolescente mal avisée, toujours électron furieusement libre. La seule fois qu'elle a jamais tenu la main d'un type dans la sienne, c'était contre les draps pour lui empêcher d'enfoncer ses doigts possessifs dans ses cheveux défaits. Lorsque Nikos lui dit de venir l'aider à monter le camp, elle hausse un sourcil. Please. Ça fait des mois et il n'a toujours pas assimilé son dégoût pour les ordres. Aussi insouciants soient-ils. Ce qu'elle en pense ? Gemma esquisse un pas sur le côté pour se détacher de l'étreinte de Nikos, ôte sa veste et la lui lance. "So this is what you wanted me to pack a bathing suit for." Son t-shirt noir suit le même chemin. "Even though there's literally no one around." Elle abandonne ses baskets sur les galets avant de décoller son jean de ses jambes impatientes, peau brûlant déjà d'excitation à l'idée d'affronter l'eau froide. Elle dégrafe son soutien-gorge avec un sourire narquois. "Feeling a bit puritanical, are we?" Aucune chance qu'elle aille pêcher son une-pièce noir dans le fond de son sac. Encore moins qu'elle attende avant de crever la surface alléchante du lac. Nue, elle avance dans l'eau glacée jusqu'à l'avoir à la taille et décoche un regard de défi à Nikos au dessus de son épaule, une seconde avant de s'immerger.

Les étoiles sont aussi visibles qu'elle l'avait espéré. Le moment entier est surréaliste, une déchirure dans le continuum espace-temps, tellement peu raccord avec ses habitudes, mais les astres le rendent familier et le feu le rend confortable. Emmitouflée dans un pull trop grand, tendu précédemment par un Nikos roulant des orbites qui avait anticipé qu'elle n'écouterait que d'une demi oreille son conseil d'empaqueter des vêtements chauds, Gemma grignote son marshmallow en silence. Allongée contre les genoux de Nikos, ses cheveux encore humides drapés autour de ses tempes, elle trace le Bouvier du regard, saute jusqu'au manche de la Grande Ourse. Elle a insisté pour passer la moitié de la journée à nager, les poumons délicieusement incandescents, et l'autre à explorer la forêt. La journée a beau avoir été exquise, si elle est honnête avec elle-même, ce n'était qu'un interlude menant à cet instant. Un prologue à la nuit. Elle s'éclaircit la gorge, tourne brièvement le menton vers lui mais change d'avis au dernier moment. Ce sera plus simple si elle ne le regarde pas. "Ok so, since this moment cannot get any cheesier, I'll come right out and say it." Il est ridicule qu'un sujet aussi banal puisse la paralyser à ce point. Ça fait pourtant une douzaine d'heures qu'elle essaie de pousser la question hors de ses lèvres - en vain. Elle a essayé pourtant mais chaque fois, invariablement, elle lâche quelques syllabes non-compromettantes avant de faire marche arrière, concluant sur un "never mind" empressé. Elle sait pourtant que si elle ne la pose pas maintenant, tout de suite, ici, elle ne le fera jamais. Car elle s'apprête à accomplir un foutu trustfall et là, entre les bras de Nikos et le craquement du bois sec, elle ne lui a jamais fait autant confiance. "My mom's gonna be in town next week. The whimsical one, not the fireball one." La précision n'a aucun sens, il ne les connait ni l'une ni l'autre. Elle cherche simplement à gagner du temps. Gemma ne lui a jamais parlé de ses mères et, dans tous les cas, a tendance à référer au couple parental comme une seule entité monolithique. Pourtant, elles sont aussi différentes et opposées que les aspects qu'elles ont respectivement transmis à leur fille. Louise et Juana, la lutte et la lune. Une qui lui a donné la vie, l'autre qui lui a donné son nom. Gemma, la superposition parfaite des deux cercles, la somme exacte de ses mamans au millième près. "I think you should meet her." Pas aussi douloureux qu'elle ne l'aurait cru. Elle était donc là la solution, changer sa question en réflexion d'ordre générale, masquer sa propre incertitude en donnant à Nikos une occasion de se défiler. Quant à elle, elle n'a plus la moindre prétention de désinvolture derrière laquelle se cacher. A nouveau, ses yeux papillonnent le long du torse de Nikos, hésitants, mais abandonnent avant de rencontrer son regard. Belle illustration de son propre paradoxe ; elle a passé la moitié de la journée nue dans l'eau claire sans une seconde d'embarras, car il n'y a jamais qu'avec ses sentiments qu'elle est pudique.

La protestation monte dans sa gorge alors qu'elle s'éloigne de lui, mais les mots s'évanouissent avant même d'avoir atteint sa langue quand il comprend où elle veut en venir. Il rattrape sa veste à la volée, puis son t-shirt. Il regarde son jean descendre le long de ses cuisses et il déglutit comme un gosse de quatorze ans sur le point de faire sa première fois. Presque intimidé par tant de confiance en elle et... Faut le dire. Un peu de fierté. Beaucoup même. D'avoir le privilégie d'assister à un tel spectacle. D'être celui avec qui elle créé de nouveaux souvenirs qu'il chérira même des années après, même au creux d'une autre femme. Son regard dévale le long de son corps dans un frisson d'excitation, catapulté dans le monde de ses fantasmes les plus fous. Elle sait qu'elle est a le talent de l'hypnotiser et c'est exactement ce qu'il se passe, Nikos subjugué se hâte de retirer ses propres vêtements. Et au moment précis où elle plonge dans l'eau du lac, Nikos comprend que c'est un de ces moments. Ces moments où on sait qu'on ne vivra jamais deux fois cet instant précis où absolument tout sonne divinement juste. Vingt secondes plus tard, son caleçon vient atterrir sur la pile de vêtements abandonnés alors qu'il s'élance pour la rejoindre, sans se soucier pour la première fois de jusqu'où ils perdront pieds.

Le ciel bleu s'est finalement teinté d'orange, de rose, puis de noir. Le bruit caractéristique de la nuit pour seule bande sonore et évidemment le feu de camp crépitant. Puis elle. Auprès de lui. Entre ce matin et ce soir, son visage n'a plus grand chose à voir. Ses traits sont détendus, son regard passé de noir à vif puis à joueur, presque rieur. Chaque moment de la journée est gravé à tout jamais. Gemma sur son dos, accrochée à son cou alors qu'ils se baladent entre les arbres, Gemma qui menace de le taper avec une bouteille d'eau parce qu'il refuse de l'aider à grimper à un arbre qu'il estime trop fragile. Gemma partout. Tout le temps. Rien que pour lui. Et il sent qu'il pourrait s'y habituer. Lui qui ne supportait la présence de personne plus de dix minutes, qui s'imaginait vivre dans un van aux quatre coins de l'Europe pour le restant de ses jours dans la condition d'ermite la plus totale. Voilà finalement qu'il serait capable de passer toutes ses journées avec la même personne. Improbable et pourtant tellement évident. Le feu du camp éclaire leurs deux visages et c'est ce tourbillon de sentiments que tente de freiner Nikos lorsque Gemma interrompt son fil de pensée. Il lève les yeux aux ciels dans un sourire, faut dire que la situation est effectivement particulièrement cliché. Mais putain était-ce vraiment important de le préciser ? Il s'apprête à user de sarcasme mais au mot "mom", Nikos s'arrête net. Pourquoi est-ce qu'elle parle de sa mère ? Ok, sûrement pour lui signifier qu'ils ne se verront pas du tout la semaine prochaine. And.... That's a good thing, right? Peut-être que le fait que ce soit la "whimsical one" qui vienne est un problème... Rien de bien méchant sauf que. Non. Elle ne s'arrête pas là et... Et c'est un peu comme se prendre une grosse gifle. C'est du moins l'effet que ça lui fait à Nikos et le temps que son cerveau process l'information, il a l'impression de s'en prendre une deuxième. Oh. C'était le dernier truc qu'il aurait pu imaginer. Jamais, jamais, jamais il n'aurait pensé que Gemma veuille un jour lui présenter qui que ce soit de son entourage. Surtout elle, qui avait encore du mal à parler d'un 'eux'. Il sourit comme un con, un con qui ne sait pas du tout à quoi s'attendre étant donné qu'il n'a jamais rencontré les parents de sa petite copine. Il a envie de lui demander comment elle expliquait le fait qu'elle soit plus à l'aise de lui présenter sa mère plutôt que de lui tenir la main dans la rue mais soit, il était capable de se la fermer. Il était pas assez téméraire pour la piquer alors qu'elle venait clairement de faire un gigantesque pas vers lui. Jamais il n'aurait pu deviner qu'elle lui demanderait un jour une telle chose.  I hope I'll like her. Il attend sa réaction, incompréhension puis regard noir, il éclate de rire à nouveau. Ce n'est pas la première fois de la journée et pourtant il a l'impression que ça lui fait de plus en plus de bien. Just kidding, I'm already sweating just by the thought of it but hey, it can't be worse that you and my dad right? So tell me... What is she like? A vrai dire, il a imaginé cent fois à quoi pourraient ressembler les mamans de Gemma mais il ne parvenait jamais à franchement les visualiser. Gemma elle-même était tellement spéciale, que les femmes qui l'avaient élevées ne pouvaient l'être que davantage. Il ignorait quels métiers elles faisaient et tout le reste, il savait juste qu'elles étaient visiblement richissimes et qu'elles avaient élevé leur fille dans le plus grand respect d'elle-même. Mais une autre pensée beaucoup plus parasite vint l'effleurer.Il espérait surtout qu'il n'en avait croisé aucune durant ses mois d'escortings. Ca serait terriblement gênant. Même si il paraissait détaché, en réalité derrière ses yeux sombres une tornade de craintes et d'espoirs tournoyait à s'en donner le tournis. Pour la première fois, Nikos avait peur de ne pas être à la hauteur. Does she hate men in general like you do? Parce que si tel était le cas, il partait avec un putain d'handicap. Faire ses preuves auprès de G était encore une putain d'aventure, et se dédoubler lui paraissait hors de sa portée. Mais c'était pas ce qui taraudait le plus Nikos dans tout ça. Why did you get this idea? C'était ça le plus important. Il avait besoin de savoir si il allait passer un test ou si c'était une simple formalité. Si il allait être disséqué ou simplement apprécié. Parce qu'une fois qu'il l'aurait rencontré, il n'y aurait pas de non-retour. Ce serait douloureusement décisif. Un mot négatif de sa mère et il la perdrait probablement à tout jamais. Rien qu'à cette pensée, il est tenté de refuser mais Avergos n'a jamais été réputé pour sa faiblesse. 

Ça lui aura pris toute la foutue journée pour rassembler le courage de cette déclaration minuscule. I think you should meet her. Six mots communs qui sont, entre ses lèvres à elle, l'équivalent gemmaesque d'un foutu genou au sol. Le comble, c'est que ça n'a aucun effet libérateur. Elle ne se sent pas plus légère, elle n'est pas soulagée d'avoir vidé son sac. Au contraire c'est pire, cent fois pire, et à la seconde où elle sent Nikos se raidir contre elle, elle regrette. Le fait qu'il n'ait pas vu où elle voulait en venir avant qu'elle ne soit tout à fait explicite aurait dû la mettre en garde. Il a raison, c'est tellement hors-script pour elle de vouloir le présenter à sa mère, de faire s'entrechoquer deux divisions de sa vie parfaitement compartimentée, qu'il s'agit forcément d'une mauvaise idée. Une impulsion fumeuse nourrie aux hormones de stress post-Cece. Gemma se tend elle aussi, sa nuque devient marbre là où elle repose contre la jambe de Nikos. Elle tourne vers lui un regard noir, bien trop occupée par sa propre incertitude et déférente envers ses mères pour glousser à son trait d'esprit. Bien sûr qu'il l'aimera, on ne peut que les aimer toutes les deux. Elles sont ce que le land of the free, home of the brave a jamais fait de mieux. Le courage, la passion, l'élégance évidente de l'amazone, le culte de la self-made woman pétri dans les omoplates. Elles sont toutes les meilleures facettes de Gemma. Lui, plus que quiconque, devrait savoir apprécier ça. Tout ce qu'elle a de bon vient de ses mères, tout ce qu'elle a de nocif vient des hommes. C'est précisément pour ça que les mots de Nikos la frappent avec violence. Elle se redresse, piquée au vif, en position assise. Face au feu, elle tourne le dos à Nikos. Elle préfère s'adresser aux flammes plutôt qu'à lui. "I don't hate men in ge- you know what, forget it. Forget I said anything." Elle ponctue d'un geste souple du poignet comme pour balayer le sujet dans les braises. Elle veut riposter "I'm here, aren't I?" mais elle ne fait pas confiance à sa voix de rester froide et détachée si elle affronte son accusation. Car c'est de ça qu'il s'agit aux yeux de Gemma, même si c'était tout sauf l'intention de Nikos lorsque les mots lui ont échappé ô combien naturellement. Il s'agit de son putain de procès. Elle n'aura pas eu le temps de répondre à ses autres questions car elle reste buguée sur celle-là. Elle n'aura pas eu le temps de lui dire que Juana est belle, puissante, indéchiffrable, une statue antique qui a pris vie par simple force tranquille de volonté. Elle n'aura pas eu l'occasion de lui expliquer qu'il est la garantie qu'elle va bien, destinée à apaiser sa mère. Qu'il est la preuve grandeur nature, solide et rassurante, qu'elle n'est pas seule. Elle n'aura pas non plus pu lui dire que, élevée dans un farouche goût de l'indépendance, elle réaffirme le même choix qu'elle a fait cinq ans auparavant : refuser que ses mères fassent leurs choix d'avenir en fonction de leur fille majeure, vaccinée et presque autosuffisante. Les épaules rigides, elle saisit une branche sèche au sol qu'elle casse en deux pour occuper ses doigts sévères avant de lance les deux moitiés dans le feu de camp. "You probably can't get an evening off work anyway." Le ton est neutre, lointain, sa façon à elle de lever la séance. Le sujet est officiellement clôt. Ça lui apprendra à aller à l'encontre de ses instincts autarciques. Le regard toujours obstinément dirigé vers les flammes, elle ramène ses genoux contre elle et dépose son menton au sommet. "I'm pretty beat. It's been a long day." Elle hésite à illustrer son changement de sujet d'un bâillement mais décide de s'en passer. Ce serait un tantinet trop comedia dell'arte, même pour elle. Cent fois plus vite qu'elle s'est ouverte, elle s'est refermée. Normalement, il s'agirait du moment où elle feint une activité externe. Les filles, Edna, une course à faire - see ya. Elle lâcherait un au revoir faussement badin, attraperait son sac à main et valserait hors de la porte d'entrée. En fonction de la portée des évènements, elle disparaîtrait pour vingt-quatre heures ou trente jours, le ressentiment vite transformé en pur instinct de protection, avant de réapparaître magiquement en prétextant avoir été tellement, tellement occupée. Le problème majeur du weekend en forêt, cela dit, c'est qu'elle n'a nulle part où fuir. Elle est tributaire du pick-up, de Nikos et surtout de la foutue permission de ce dernier de prétendre qu'elle n'a jamais abordé le sujet.

Et bam. Deux feux ont été allumés ce soir et Nikos n'est pas sûr de pouvoir éteindre le deuxième aussi facilement qu'il l'a allumé. Un mot de lui et Gemma s'embrase, se propage et engloutit toute trace de confort et tranquillité en un claquement de doigts. Comme si l'après-midi délicieuse qu'ils avaient passé était loin dans le cosmos. Nikos aurait aimé pouvoir mettre le présent sur pause mais c'est trop tard. La machine est lancée. Pas de lecture arrière. Il la sent se raidir, et se raidit à son tour parce que son corps aime trop faire écho au sien. Elle lui glisse entre les doigts avec une rancœur venimeuse dont elle vient le piquer immédiatement. Elle se referme alors qu'il tente de se faufiler in extremis. Il pensait qu'ils étaient au dessus de ça et pourtant il avait fallu qu'ils gâchent tout encore une fois, de concert. Pour un mot mal placé ou une pensée mal exprimée. Un putain de fiasco. Oublier ? Ce qu'elle vient de dire ? Il salue l'optimiste de Gemma mais il ne peut pas oublier ce qu'elle vient de dire. Ah ça, non. Plutôt crevé. Gemma, please. Le ton est sec, il n'a pas envie de larmoyer ou de supplier cette fois parce qu'il trouve la situation in juste. Maintenant qu'elle a proposé l'inattendu, il va s'assurer qu'elle aille jusqu'au bout de son projet. L'excuse du Roaring Lion n'en est pas une et il tient à remettre les choses au clair tout de suite. Il sait qu'elle fait exprès, qu'elle est en train de faire marche-arrière tout en tentant de ne pas y laisser trop de plumes mais c'est sans compté le feu de la colère qui le consume. Cette façon qu'elle a de le mettre sur le côté en un clin d'oeil, comme si finalement il ne comptait pas tant que ça, comme si finalement il n'était pas si important le plonge dans un état de frustration sans précédent. Il était las de cette manie qu'elle avait de faire deux pas en avant pour en faire trois en arrière, il demandait juste un peu de considération. Il la regarde balancer deux bouts de branches dans le feu et se laisse hypnotisé quelques secondes par la vision du brasier qui s'intensifie. Of course I can, that's why I promoted Deva. Because I wanted to spend more time with you. Please don't take that away from me, I'd really love to meet your mother. Elle prétend être fatiguée et cette fois-ci il lève carrément les yeux aux ciels. Elle était tout simplement impossible, un putain d'enfer à gérer. Lui qui espérait que ce week-end serait sous le signe de l'apaisement. D'un break dans leur quotidien qui virait chaque jour un peu plus au mélodrame. Et bien sûr il avait fallu qu'elle le prenne en grippe pour un trait d'esprit qu'elle n'avait pas apprécié. Why do you have to be like that? Am I not good enough for you? Is it that hard to show me some respect? Since we can't even talk about your feelings, we won't talk about love and shit but seriously tho. Il sent la rage remonter dans sa gorge sous la forme d'un torrent de paroles qu'il aimerait pouvoir ré-freiner mais qui s'entrechoquent contre ses dents et finalement la pression est trop forte. Il lâche et il sait qu'il ferait mieux de fermer sa gueule, mais de toute manière même quand il ne l'ouvrait pas les conséquences étaient dramatiques. Il est obligé de se lever, s'il reste ici il va dire quelque chose qu'il finira par regretter alors il se lève, fait quelques mètres en direction du lac avec la ferme intention de ne pas répondre à sa provocation mais finalement il revient sur ses pas, fait volte-face et s'exclame dans le silence de la forêt. Tout instinct de survie et de préservation mis de côté. I'm getting really tired of you making me so hard to love. I do everything I can to make you less unhappy, I'm constantly thinking of new ways to build us a future where we won't be some wandering broken souls and yet you still find a way to make me feel like shit. That's fucked up G, I'm done. C'est le feu qui assène le point final lorsque quelques branches s'effondrent dans le brasier. Seules les flammes éclairent leurs visages et c'est trop pour Nikos qui finit par rejoindre le lac devant lequel il sort un joint de sa poche avant que Gemma ne vienne le rejoindre pour riposter. Coup pour coup, coeur pour coeur.

Aussi facilement que ça, la bulle explose. Il aura suffi de la plus petite incursion du monde extérieur - même floue, même abstraite, la mère de Gemma est toujours au stade de concept entre eux - pour qu'ils s'écrasent au sol. En rétrospective, ils auraient dû s'en douter. Imaginer toute autre conclusion à leur escapade en solitaire aurait été d'une naïveté pathétique. Au moins, ils ont la réponse désormais. Dix-huit. Voila le nombre d'heures maximum qu'ils peuvent passer en tête à tête avant de retomber dans leurs travers rituels. Malgré toute la bonne volonté du monde, une atmosphère nouvelle, les bonnes résolutions candides post-traumatisme. Dix-huit. Tout compte fait, un assez bon ratio s'ils considèrent le fait que, il n'y a pas si longtemps que ça, il leur suffisait de quatre inspirations, trois mots et deux regards pour monter dans les tours. Dix huit - ils s'en sortent bien. Gemma serait prête à sceller ce record sur un high-five satisfait s'ils ne fulminaient pas tous les deux. Comme toujours, baignant dans l'incompréhension la plus totale, ils sont incapables d'anticiper ce que l'autre veut entendre ; prédiction qui serait du reste inutile puisqu'ils se refuseraient de toute façon à mettre le genou à terre. Force est de reconnaître la beauté de cette ironie : la seule chose sur laquelle ils ont toujours su se mettre d'accord, c'est leur dégoût respectif pour le compromis. Sauf que si Gemma s'y arrêtait plus qu'une fraction de seconde, elle s'apercevrait que c'est faux. Elle se rendrait compte qu'elle est simplement trop effrayée pour faire face à la réalité, à savoir qu'il n'a pas arrêté de faire des pas de géants vers elle - le fait qu'il l'emmène ici en est le paroxysme - et qu'elle, en retour, elle a laissé tous ses murs tomber. Elle se tient là, vulnérable, elle n'a plus aucun de ses principes originels contre lesquels s'appuyer. C'est pour ça que tout ce qu'il lui envoie au visage fait mal - parce qu'un foutu matin de mars, chez lui, elle a mis sa distance sur la table. Elle s'est défait de son armure dans un fracas métallique au pied du lit et ne l'a plus jamais enfilée depuis. Elle se mange tous ses reproches dans un bombardement d'une violence rare. Non pas qu'ils aient atteints des sommets de cruauté ; ils se sont déjà adressés terriblement pire par le passé, mais elle n'a jamais été aussi nue. Elle se frotte les tempes, foutu prétexte pour se planquer derrière ses mains. "Don't talk to me about respect." Sauf que ce qu'elle voudrait lui dire, naturellement, c'est "don't talk to me about love". C'est un pacte tacite qu'ils ont toujours respecté jusqu'ici. Elle croyait qu'il était aussi distancié du l-word qu'elle. Elle n'a jamais pensé que ce contournement précautionneux pouvait être une offrande qu'il lui faisait. C'est d'autant plus brutal à entendre en prolongation de sa remarque précédente, son "please don't take that away from me" qui résonne toujours sous la peau de Gemma, la douceur insoutenable d'un poignard tiède. "My whole life people have just assumed that I'm wary around men" elle refuse de dire hate, elle ne s'y pliera pas, jamais, même si bordel, il a tellement raison "because my moms are crazy man-hating lesbians, as if I could not have perfectly good reasons for it on my own, and I thought you of all people would -" Ça ne sert à rien, c'est une foutue voie sans issue, il n'y a aucune combinaison possible dans la langue de Shakespeare qui pourrait faire comprendre à Nikos le dédain froid, vaguement dégoûté, dont elle a souffert en grandissant. Il lui restera en travers de la gorge, bloqué dans l’œsophage, jamais destiné à disparaître. Elle s'interrompt, abandonne ce train de pensée d'autant plus qu'il n'est déjà plus question de ça, il ne l'a jamais vraiment été, le refrain est toujours le même. Nikos lui parle d'eux deux, elle réplique eux tous. Il lui dit avoir tout fait pour la contenter, et ça la fait d'autant plus enrager qu'elle sait qu'il a raison. Elle n'a strictement rien à rétorquer à ça. Il s'est levé, elle en fait de même, se contente de faire le tour du feu de camp tandis qu'il s'éloigne. C'est aux omoplates de Nikos qui s'en vont rouler loin d'elle qu'elle dirige sa frustration. "I know all of that, ok? I know! For fuck's sake, that's why I'm here! And that's why I wanted you to meet her, because you're the only one who's ever been good enough, how blind do you-" Apparemment, elle n'est pas destinée à finir une seule phrase ce soir parce qu'à la seconde où elle assimile les derniers mots qu'il a prononcé, elle perd sa voix. I'm done. Elle connait mal le protocole, elle n'est jamais passée par là mais s'il y a une chose que le mauvais cinéma lui a appris, c'est que ce sont des mots finaux. Un adieu. Une putain de guillotine. Hors de question qu'elle reste dans le coin suffisamment longtemps pour observer sa propre tête rouler au sol. Elle oscille entre l'envie de chialer et celle de le pousser de toutes ses forces jusqu'à ce qu'il tombe en arrière dans le lac. A la place, elle reste immobile, debout près du feu qui crépite presque autant que son pauvre myocarde parti en fumée. Elle observe la silhouette de Nikos découpée contre le miroir du lac. Elle refuse d'aller le rejoindre, à la place elle hausse la voix pour qu'il l'entende malgré la distance. "Fine. Be done." Plutôt mourir que de le suivre et le supplier de la récupérer - car elle est certaine qu'il s'agit d'une rupture. Dix-huit putains d'heures et une rupture. "I'll hitchhike back to town." Cette fois-ci, frappée par la finalité prématurée de cette démission, la voix de Gemma est étranglée, peut-être trop faible pour qu'il l'entende. Tant pis. Elle est bien décidée à ne pas rester suffisamment longtemps pour le savoir. A la place, elle fait volte-face, avance jusqu'au pick-up et récupère son duffel bag ouvert sur le plateau. Elle le fait glisser dans son dos et se lance vers le chemin qui s'enfonce entre les arbres. Elle saura retrouver la route sans problème. De là, retomber sur la station essence aperçue à l'aller. S'il le faut, elle marchera jusqu'à Crescent, payera un routier, prendra un bus, volera une caisse - quelque chose, n'importe quoi, elle s'en fout. Tout plutôt que rester une seconde de plus à la merci du seul type auquel elle se sera jamais livrée et se livrera jamais, trop vite devenu le seul type à qui elle aura jamais donné l'occasion de la jeter.