Le charme langoureux et subversif propre à la Nouvelle Vague se déploie sur l'immense téléviseur du salon sous l'oeil torve de Rory, qui s'ennuie à mourir. Elle aime pourtant les films en noir et blanc, qui offrent à tout et tout le monde une gravité bienvenue et apprécie les silences, le vide, ce que les simples d'esprit qualifient de soporifique car ils ne comprennent pas les mots qui se terrent dans les absences, les regards, les gestes fluides. Mais ça ne prend pas et ce Godard l'ennuie à en crever. Peut-être parce que lui n'a pas rejoint la beauté figée de ses films. Peut-être parce qu'il s'entête à rester vivant et qu'elle ne sait admirer que les hommes décédés depuis des siècles, s'imprégner d'oeuvres désuètes qui viennent susurrer à son oreille du fond des âges. Alors A bout de souffle et sa lenteur léthargique l'ennuient à mourir, malgré le destin brisé de son héroïne, la belle suicidée, noyée par son vague à l'âme. Désintéressée par cette oeuvre qui manque à ses yeux de profondeur, de mélancolie, de tout ce qui fait mal et l'attire tant, Rory flirte avec l'arête de son verre de rouge et fait tourner l'épais liquide entre ses doigts jusqu'à ce qu'il se confonde avec le pourpre de ses veines. Le sang du Christ, quelle connerie. Elle ne croit pas, elle, ou du moins pas à une figure aussi palpable et désastreusement humaine qu'un messie sacrifié et préfère les bacchanales à la cène, mais approuve les métaphores tordues et les spiritualités contrariées.
Enfin, la lourde porte s'entrouvre et Papa baigne la demeure de sa démarche significative. Conquérante, hâtive et pourtant aussi souple et déliée que les pas d'un fauve. A l'écran, Patricia se fige au milieu de sa phrase, sublime et tragique en gros plan et Rory écoute la mélodie de la vie qui s'infiltre à nouveau dans le salon et rebondit contre les murs. Abel la rejoint, un verre à la main, et elle vient naturellement baiser une tempe, dans un de ses rares gestes d'affection gratuit, dénué d'arrières-pensées ou de convenances. Lentement, le vin glisse entre ses lèvres et elle le repousse sur la table basse, échangeant l'eau de son père contre son propre vin. Comme cela devrait être. Peut-être bien que si... Elle s'amuse à cultiver le mystère à l'aube de ses longs cils qui papillonnent, qui minaudent de ses allures d'éternelle fille à papa. La vérité, c'est que Rory passe sa vie à attendre que la vie la frappe, que quelque chose, quelqu'un surgisse pour la sortir de sa léthargie glaçante. Elle attend après Nox pour faire redoubler son palpitant, elle attend après ses copines pour la divertir, après ses victimes, les hommes qui entrent dans ses danses. Elle attend, toujours, de vampiriser, de parasiter, de respirer à travers d'autres bouches, de sourire juste pour un public avide. Et elle attend son père, rien de plus normal. Abel qu'elle dévisage longuement, lui qui lui ressemble si peu et qu'elle aime tant, lui qui cristallise ses rares espoirs et ses craintes les plus sombres. Rory qui n'appartient à personne, qui flotte là-haut, a peur de ne pas appartenir tout à fait à celui qui tient sa main depuis les premiers jours. Elle lui ressemble si peu, Ro, que l'interrogation est légitime, bien qu'elle la chasse avec férocité. Et tandis que ses opales tranchantes coulent avec dévotion le long du visage paternel, elle songe qu'elle aurait aimé lui ressembler davantage. Dérober son teint hâlé pour le voir s'épanouir sur sa chair pâle, observer dans le miroir les mêmes rétines sombres que les siennes, ténébreuses et séduisantes, plus propices à exprimer qui elle est que ses opales trop claires. Elle aurait aimé hériter de la détermination farouche de son visage, des muscles nerveux qui roulent sous sa peau, ressembler elle aussi à une femme dangereuse plutôt qu'à un fantôme du nord venu d'un autre siècle. Comme maman la socialite, incapable d'accrocher les regards. Jolie, oui, mais d'une beauté lisse et classique que les robes de couturiers épousent mieux que les étreintes passionnées. Tu vois quelqu'un ? Aucun jugement dans son timbre bas, qui se pare d'une tendresse ineffable seulement lorsqu'il s'adresse à lui, à papa, le héros de ses cieux sombres. Rory ne cherche pas à l'acculer, à entrer dans une danse hystérique pour défendre sa mère bafouée. Loin de là. Elle cherche à lever le voile sur ses activités nocturnes, à glisser hors de la sphère import-export pour atteindre les mystères des abysses. Il lui a dit, qu'elle pouvait travailler avec lui quand elle le voudrait. Et elle avait répondu de manière évasive, un vague peut-être. Qui voulait dire oui, mais pas dans un bureau aseptisé, pas devant un tableur ou une centaine de mails à traiter. Elle, elle veut goûter à l'interdit, à l'ivresse de l'illégalité, à l'excitation du danger.