J’suis sûr de l’avoir aperçu. Cette crinière brune coupée à l’arrache, la dégaine de féline en vadrouille et ses longues jambes dépourvues d’éraflures.
J’en suis sûr.
Des années que j’fais que jeter des coups d’œil à son profil Facebook. Vérifier avec quel connard elle partage sa vie. Scruter dans ses grands yeux clairs si de nouvelles fêlures sont apparues. Comme si une photo pouvait rendre justice à la réalité.
Mais qu’est-ce qu’elle foutrait à Crescent Heights ?
Aux dernières nouvelles elle traînait ses guêtres du côté de Chicago, c’qui est pas la porte d’à côté.
Ressaisis toi Tim. La longboard tu lui as dis adieu y a un bail. C’est pas l’moment de ressasser de vieux souvenirs.
Ce soir j’zone du côté du port. A la recherche d’une ambiance décontractée, d’un coin sympa, d’une meuf mignonne. J’sais pas vraiment c’que j’fous là avec presque un gramme de MDMA dans les veines et les pupilles aussi grosses que des billes. Elles bouffent mes iris claires en les aspirant dans un trou noir peu catholique.
Autour de moi y a les locaux pressés et les touristes le nez au vent qui s’croisent dans un ballet parfaitement synchronisés. Le décor est parfait : les rues voilées par le soleil tombant, le vent tiède qui ébouriffe les cheveux, les odeurs alléchantes des terrasses qui déballent leurs mets les plus délicieux. Mais c’qui m’attire c’est la façade désuète du Groove. J’crois qu’en cinq ans j’y ai jamais foutu les pieds. Certainement parce qu’il y a pas une goutte d’alcool à s’enfiler. Ou parce que le raclement familier des patins éveille un peu trop d’regret chez moi.
Toujours est-il que j’me décide enfin à pousser la porte.
Dedans c’est sombre, ça pue le parfum bon marché et les corps en sueur. J’me traîne jusqu’au bar en évitant les gens qui essayent d’enfiler leurs rollers – une bande d’amateurs de première – et les ados en pleine parade nuptiale. Deux ou trois coupes sont déjà en train de se galocher comme si leur vie en dépendait.
Ça fait pas cinq minutes que j’suis là et j’m’ennuie déjà.
Alors j’décide faire c’que je sais le mieux. Direction le bar à longues enjambées tranquilles, le regard pointu qui effleure quelques nanas à l’affût d’un gentleman potentiel. C’est pas ce que je leur propose, mais mes prestations au lit valent bien le déplacement. Pendant que j’piétine dans la queue y en à une ou deux que je cible, prêt à leur payer un fameux cocktail maison et sans liqueur
bien sûr.
J’me demande qui a eu l’idée de la jouer prohibition ici.
J’arrive enfin tout proche du zinc. Un quart d’heure que je poireaute derrière deux blanc-becs du nord pour avoir un putain de coca. Foi d’Madder c’est pas demain la veille que vous m’reprendrais au Groove. J’lève des yeux indifférents en direction de l’employée.
J’me prends une gifle monumentale.
Taches de rousseurs. L’regard déglacé. La moue décalquée. Les lèvres qui s’plissent en moue boudeuse.
Putain.J’suis en train d’halluciner. Ou alors je trip, et c’est vraiment l’bad.
Elle m’a pas capté, toute absorbée par sa sale besogne, visiblement mécontente de s’trouver en train de servir des mineurs en mal de sensations fortes.
« Un coca cherry. Chérie. »La cocaïne m’aide à blinder les cratères, m’empêche de sombrer dans l’incrédulité. J’lui parle comme si c’était une illustre inconnue, la pauvre barmaid du coin gagnant sa croûte en s’laissant pas d’espoir sur les pourboires qu’elle pourrait dégoter ce soir. Le ton est railleur. Le sourire – l’ éternel sourire – m’étire les lèvres alors que mes pointes de pieds titillent l’abîme, à un souffle de basculer dans les vieux travers.
Jules. Jules est ici, en chair, en os et en mini-short.
Putain de bordel de merde.