turn your heaven to ashes too (billy)

be careful of that girl.
she’ll scorch more than one
great city to the ground

and when she turns your heaven to ashes too,
she will expect nothing less than a thank you.

Puppy est ponctuel. Cela ne devrait pas être une surprise. Tout chez Billy, du sourire droit aux consonnes soigneusement énoncées crie 'pile à l'heure' et 'pas une seconde après le couvre-feu'. Pourtant, quand il frappe quatre coups à la porte - c'est son truc, apparemment, qui d'autre frappe quatre coups ? - à 19h exactes, pas une minute de plus ni une seconde de moins, Gemma grommelle. Il est ponctuel, ce n'est nullement surprenant, et elle estime ou espère que le fait qu'elle soit à la bourre soit tout autant prévisible pour lui. Normalement, elle le laisserait patienter sur le glacial pas de la porte le temps qu'elle achève ses finitions vestimentaires. Il s'agirait de la procédure de Salm standard. Mais rien, absolument rien dans la perspective de cette soirée n'est normal, encore moins compréhensible, aussi elle laisse les conventions s'effondrer à ses pieds. Crie "c'est ouvert !" par dessus son épaule tandis que, pliée en deux au milieu de la pièce, elle attache ses Mary Jane à la cheville, n'accordant aucune attention à la porte qui s'ouvre et se ferme dans son dos. Lorsqu'elle se redresse, lisse sa robe et finit par poser ses yeux sur Billy, délicieusement pas à sa place dans son domaine à elle, chargé et superstitieux, Gem est prise de court. Hausse un sourcil appréciateur et lâche un "wow" presque incrédule. Parce que tout le but de cette manoeuvre, c'est qu'ils soient crédibles. Qu'ils aient l'air d'un couple, aussi improbable leur duo soit-il. Ce simple fait, pieux mensonge pourtant nécéssaire, est ce qui l'a gardée éveillée une bonne partie de la nuit dernière. La pression est palpable. Pour tromper Edna, leur performance théâtrale devra être à la hauteur. Et Puppy, haut et alléchant dans son smoking cintré à la perfection - elle s'en est personnellement assurée - a l'allure de l'emploi. Il ressemble à un vendredi soir. Il ressemble à un hobby potentiel. Bien. Elle récupère un collier en argent sur la table basse et le lui tend. "Aide-moi." Gemma ne demande jamais, elle ordonne, habitude étudiée de celle qui réclame le contrôle de tout, tout le monde, tout le temps. Elle a l'habitude qu'en retour, on lui obéisse, raison pour laquelle il n'a pas le temps de dire un mot qu'elle lui tend déjà sa nuque, chevelure repoussée au dessus d'une épaule. Elle a vécu sa vie d'adulte en étant seule maîtresse à bord. Elle sait  attacher son propre collier, peu importe le niveau de difficulté du fermoir, s'il le faut. Elle sait tout faire seule, moyennant un peu d'effort. Mais quitte à avoir un copain pour la soirée - et dieu sait à quel point, même uniquement pensé, le mot la rend nauséeuse - elle compte bien en profiter au maximum.

Sur le siège passager, ses doigts sont serrés autour de sa pochette de velours noir. Elle garde le menton droit, haut, fier, tout plutôt que de trahir la nervosité qui lui grimpe le long de la gorge. Elle est tout en noir ce soir, veuve moderne au décolleté plongeant. Sa tenue entière, des nombreuses bagues qui tintent lorsqu'elle agite les poignets à la robe longue, fendue, vaporeuse, est une déclaration plus qu'un look. Elle est ce qu'Edna veut qu'elle soit. Elle est l'astrologue de service, belle et inquiétante, enchanteresse et dangereuse. Gemma endosse deux rôles ce soir, la sorcière et l'amoureuse. L'un avec appétit, l'autre avec mal de mer. L'espace du trajet, elle hait ce foutu milieu conservateur, vomit leur puritanisme feutré, car si elle ne courait pas le risque de l'excommunication, elle aurait choisi Kitty comme cavalière. Ou Daisy et son habitude de la haute. Elle aurait peut-être même traîné Cece si elle lui devait une faveur. Aurait mimé l'idylle parfaite auprès de n'importe laquelle d'entre elles avec plus de facilité que Billy. Parce qu'elle est mal à l'aise, Gem, elle a besoin d'une main à serrer, et les seules phalanges qu'elle autorise près des siennes appartiennent aux filles. La voiture s'arrête devant le country club, et elle prend une grande inspiration. Du coin de l'oeil, elle voit un valet se presser vers eux. Le menton toujours rivé droit devant, elle puise une contenance dans ses réserves inépuisables de férocité. "Bon sang Osgood, pourquoi t'as accepté ?" Le ton est sec, hostile. Ce qui sonne comme un reproche est en réalité une interrogation valide. Une crainte autant qu'une question. Elle veut savoir pourquoi il a dit oui et veut savoir s'il peut encore refuser. Si elle peut l'obliger à reprendre son consentement, le lui faire ravaler, qu'il disparaisse et la laisse redevenir elle. Gemma. Veuve. Sorcière. Furie. Seule. Elle veut que son carrosse redevienne citrouille, avant que la valet ne puisse s'en emparer.

You claim it's not in the cards
But fate is pulling you miles away
And out of reach from me
But you're here in my heart
So who can stop me if I decide
That you're my destiny?

Il est parfait, il s’en est assuré bien trop de fois. Pas un cheveu qui dépasse, smoking impeccablement repassé, nœud-papillon absolument symétrique, chaussures cirées et bien évidemment à l’heure. Dire qu’il est stressé serait amoindrir son état. Il a actuellement tous les sens en alerte, repérant n’importe quel signe pour se montrer au rendez-vous. Il ne peut pas ne pas être parfait ce soir. S’il échoue, si Gemma n’est pas ravi alors il aura plus aucune chance  - pas que ça le ferait cesser d’être fou amoureux d’elle mais déjà qu’il a de sérieux obstacles devant lui, il vaudrait mieux pas s’en rajouter -. Il s’est bien occupé que la voiture brille de mille feux également. C’est là qu’avoir un père féru de bagnoles ça aide. Il a forcément quelque chose qui claque. Si Billy avait dû choisir, ça aurait ridicule. En tout cas au volant de cette magnifique automobile, il est concentré. Il n’ose même pas mettre de la musique tellement il est en état de vigilance. Gemma n’en met pas non plus alors c’est le silence qui s’installe parce qu’aucun des deux ne parle. Pourquoi faire la conversation ? Ils sont visiblement tendus tous les deux et ce trajet sera leur seul moment de tranquillité de la soirée – avant la prédiction –. Billy a bien en tête l’after qu’il va gagner, un moment en tête en tête avec elle, pouvoir l’observer pendant qu’elle travaille. Ah il aurait donner cher pour immortaliser avec son argentique ce moment mais pas trop d’un coup, pas besoin de sembler encore plus creepy même s’il n’a d’aucune manière honte de vouloir la prendre en photo… et de le faire régulièrement.

Au loin les lumières du country club commencent à être visible. Bientôt la mascarade commencera. Billy lance un rapide coup d’œil vers Gemma profitant de sa vision périphérique. Elle semble au bord de défaillir. Qu’est-ce qu’il fait si elle tombe dans les pommes ? Il se sent pas du tout compétent sur le moment et ça n’aide pas à le mettre à l’aise. Ca va aller, Billy, ça va aller. Comme tu l’as planifié dix fois aujourd’hui. La voiture continue d’avancer dans ce silence de glace. Il aurait vraiment du mettre un peu de musique, ne serait-ce que pour combler le vide. Voilà maintenant qu’ils s’enfoncent dans la parade d’arrivée, une vraie parade de berline et de voitures plus chic les unes que les autres. Voiture à l’arrêt, Billy s’offre une grande respiration, enlevant ses doigts du volant. Ils sont tellement crispés qu’on s’en demanderait s’il commence pas à développer de l’arthrose. Soudain, un son. Gemma parle. « Bon sang Osgood, pourquoi t'as accepté ? » Et là Billy sait… c’est son moment. Celui où il la rassure, celui où il marque des points, celui qui peut faire la différence. Et bizarrement lui qui était stressé, ne l’est plus en ce moment. Il se sent comme Popeye quand il vient de manger des épinards : super fort. Plus de Billy intimidé et sur la retenue, place à l’homme sur de lui. Il défait sa ceinture pour tenir le menton de Gemma avec sa main afin de croiser son regard. « Parce que tu me l’as demandé et que tu sais que ça va bien se passer. Je suis là pour toi, je suis de ton côté, toujours. Cette soirée sera parfaite, on va tous leur en boucher un coin. » Billy sourit parce qu’un sourire ça fait toujours du bien. Il enlève sa main avant de rajouter : « Je sais faire le gendre idéal mais si jamais quelque chose ne te plait pas, tu n’auras qu’à presser un peu mon bras. C’est notre signal. » Il fait une nouvelle pause avant de rajouter : « J’ai pas encore eu l’occasion de te le dire mais tu es absolument magnifique. Maintenant que le spectacle commence. » Billy sort de la voiture pour remettre ses clés. Il se retourne ensuite vers Gemma qui sort à son tour de la voiture. Il lui propose son bras : « Si mademoiselle veut bien me faire l’honneur. » Et c’est façon à lui de se montrer plaisant. Peut-être au final il est drôle. En tout cas, il le fait de bon cœur.

Gemma serait atterrée par l'absurdité de la situation si elle n'avait pas d'autres chats à fouetter. Lorsqu'elle a demandé à Billy de tisser un mensonge avec elle, elle ne s'était pas rendue compte de ce qu'elle jouait dans la manoeuvre. Elle s'est fait un nid, s'est creusé un trou, elle s'est rendue indispensable. Si elle est tout sauf élitiste et n'accorde pas d'importance à la classe sociale, il en va autrement des dollars. Du confort. D'une certaine dose de pouvoir, découlant du fait d'être celle qui murmure à l'oreille de la matriarche de la ville. Pire que ça, elle s'est entichée d'Edna, l'aime comme une grand-mère, et si Gemma a beau se dire qu'il n'y a pas la moindre raison que quiconque découvre la supercherie, elle ne parvient pas à s'empêcher de ruminer ce que cela impliquerait s'ils étaient démasqués. Un mensonge. Un tout petit mensonge. Elle serait prête à l'assumer, à le clamer fièrement - c'est bien le moindre de ses pêchés - s'il ne remettait pas en cause tout le reste. Chacun de ses fichus principes, toujours portés en étendards, sont bâillonnés ce soir. Gemma l'indomptable, douce ironie que de s'être mise elle-même en cage. C'est juste pour un soir, se répète-t-elle durant toute la durée du trajet. Juste pour ce soir, et tant pis s'il fait un carton, ce qu'elle espère et craint à la fois. Tant pis s'il réussit à se rendre suffisamment intéressant pour que son nom s'installe dans les bouches, tant pis si on demande à Gemma de ses nouvelles par après, Billy sera occupé en dehors de la ville tous les soirs à partir du lendemain jusqu'au jugement dernier. Tant pis si cela implique de ne plus inviter d'amant chez elle, de peur que leurs silhouettes croisent le regard d'Edna sous ses fenêtres lorsqu'ils s'en vont au petit matin. Si son plan fonctionne, elle sacrifie tout cela - sa morale, son indépendance publique, ses visiteurs - en échange de la tranquillité absolue, et la transaction en vaut la peine. Elle a à peine le temps de s'ordonner de se ressaisir que la main de Billy grimpe jusqu'à son visage. Puisqu'elle brise toutes ses règles ce soir, elle n'a aucune idée de comment réagir. Eclater de rire, chasser ses doigts, détourner la tête. A la place, elle reste immobile. Elle se laisse faire. La voiture est l'antichambre de leur pièce de théâtre, alors autant se mettre dans la peau du personnage. Et si elle ne se l'avoue pas, il y a quelque chose de rassurant dans le regard serein de Puppy. Etonnamment, il a l'air de savoir ce qu'il fait. Etonnamment, elle lui fait confiance. Un sourire narquois lui chatouille les lèvres lorsqu'il dit qu'il sait faire le gendre idéal, car elle n'en doute pas une seule seconde. C'est bien là toute la raison pour laquelle elle l'a invité lui, et elle a presque hâte de le voir à l'oeuvre.

La portière claque, le valet s'engouffre derrière le volant et Billy lui tend le bras. Entre deux rangées de dents serrées, elle souffle "garde le charme pour l'intérieur" mais accepte néanmoins le bras offert. Elle glisse les doigts autour du coude de Puppy et, tandis qu'ils parcourent le chemin bordé de lanternes menant vers l'entrée, Gemma réarrange plusieurs fois sa prise sur la manche de Billy. Rien ne lui paraît naturel, rien ne lui paraît facile, et les mots ont quitté ses lèvres avant qu'elle puisse se raviser. "T'as déjà été en couple ?" Ce qui sonne comme une interrogation personnelle est loin d'en être une. Elle se fiche royalement de ses ex, elle est farouche protectrice de son intimité et lui étend la même courtoisie. Cette question, presque naïve dans son innocence, est en réalité une réclamation de garantie. Cette main sur sa manche, faire leur entrée ensemble, pour Gemma, c'est nouveau. La simple position de ses doigts et la distance entre eux paraît artificielle, même à ses propres yeux et elle qui excelle en tout découvre une discipline qui la terrasse. Le seul couple qu'elle a jamais observé est 100% féminin, et le mimétisme ne fonctionnerait pas. Il mène la danse ce soir, et elle doit savoir qu'il pourra le faire avec grâce. Juste avant de passer le seuil du country club, au centre du flux de convives qui migrent vers la salle de réception, Gemma s'arrête, se tourne vers lui. Prétend remettre en place le noeud papillon qui n'a pourtant pas bougé d'un seul millimètre. Elle gagne du temps, certes, mais dans le fond, c'est surtout un prétexte pour établir un contact physique confortable. Dieu sait que lors de la dernière soirée passée ensemble, dans l'alcôve sombre où elle l'avait emmené, elle n'avait certainement eu aucune difficulté à savoir où poser ses mains sur lui.

Elle râle un peu mais Billy relève même pas. C’est sa façon de faire, sa façon de fonctionner et Billy l’accepte. Ils marchent, se rapprochant dangereusement de l’entrée, là où tout va se passer. Et déjà dans sa tête, Billy il se voit se diriger vers le ring, gants en place, prêt à cogner et gagner par KO. Oui il s’est préparé, il va briller. Mais alors qu’il ne s’y attend pas, Gemma lui pose une question : « T'as déjà été en couple ? » Ca le perturbe un peu cette question. Déjà parce qu’elle est totalement inattendue. Ce n’est comme si Gemma s’était déjà intéressée à ses relations, son passé ou ce genre de choses. Alors certes, ce soir est une occasion particulière, le contexte se prête à ce genre de question mais tout de même, ça le met un peu mal à l’aise. Billy n’a pas envie de parler des anciennes filles à Gemma. C’est sûrement bête mais pour le coup, il segmente beaucoup. C’est comme si avouait qu’il y a eu d’autres filles avant elle – dans sa tête pour le moment – était une faute sur le moment. Pourtant, Billy ne regrette pas, absolument pas. Et puis faut dire que cette question vient interroger autre chose, il a comme un arrière-goût dans la bouche, celui de la trahison. Parce qu’au moment où il demande s’il a déjà été en couple, Billy pense à Sierra, leur relation, leurs projets et comment ça s’est soldé. S’ils avaient suivi le plan, ce soir n’existerait pas, en tout cas pas comme ça. Sensation étrange et désagréable, Billy décide de la balayer d’un revers de la main. Pour se faire, il choisit de répondre brièvement et simplement. « Oui. » Maintenant, autre sujet. Toute manière, rien invite à poursuivre cette conversation.

Alors qu’ils allaient entrer, Gemma cherche à ajuster son nœud-papillon. Il lui semblait pourtant parfait. Le stress qui se manifeste sûrement mais on peut pas dire que ça lui déplaise ces « attentions » même si elles ne sont pas directes. C’est une façon de faire du lien. « L’heure du dernier conseil ? » Il sourit, cherche à détendre l’atmosphère du mieux qu’il peut. Si elle se défoule sur lui, elle se sentira certainement mieux. Il est assez bon pour ça, il pense. Peut-être que ça lui donne un côté bête, il préfère se dire que c’est attachant et charmant. C’est une façon pour sa douceur de se manifester et l’on sait bien que Billy est quelqu’un de très gentil. Du coup, de la douceur il en a à revendre. « Quand tu te sens prête, on y va. » Son ton se veut rassurant, à nouveau. Il en fait pas trop Billy, ça part d’une bonne intention, celle d’être là pour elle, comme il le faut. Il sait à quel point, elle veut diriger alors il s’impose pas même s’il faut donner l’impression qu’il est aux commandes. C’est elle qui l’est, toujours mais ça le frustre pas Billy parce qu’il aime aussi ça chez elle. Sa force, sa détermination et son ambitieux font d’elle une femme féroce et quand Billy le dit c’est quelque chose de positif. Elle l’impressionne beaucoup.  

Elle n'a droit qu'à un mot. Lui qui est si généreux, qui se caractérise par son abondance, ne gratifie la question anxieuse de Gemma que par une seule et unique syllabe. Ça devrait lui suffire, elle qui place cette soirée sous les auspices du pragmatisme. Puppy lui donne la garantie qu'elle espérait. Il a ce truc défaillant dans la voix, sans doute imperceptible si elle ne se tenait pas si proche de sa gorge, qui ne laisse aucune place à l'imagination. Il y a une plaie là-dessous dans laquelle peut-être, dans d'autres circonstances, elle enfoncerait un ongle. Des grappes d'invités les contournent pour entrer dans le country club, Gemma a exactement quinze secondes pour partager les points importants de son savoir encyclopédique de la masse humaine à l'intérieur. "Edna est reconnaissable à son turban, elle pense que ça lui donne l'air de Grace Kelly. Pas besoin de la chercher, elle nous trouvera. On évite le petit-fils à tout prix mais ça doit être discret. Pearl Honeycutt aussi, si t'entends ce nom, fuis. Refuse les cigares, je hais l'odeur. Abstiens-toi de goûter au saumon si tu veux être fonctionnel demain. On reste jusqu'au dessert, pas une minute de plus." Elle est sérieuse, directe, professionnelle. Regard dur, aucun sourire, Gemma garde l'allégresse artificielle pour leur futur public. Elle fait l'effort conscient de ne pas remarquer le cadeau que Billy vient de lui faire, elle choisit délibérément de ne pas mettre le doigt dessus, mais ça n'empêche qu'il y a une seconde, elle était hésitante, les poumons dans la gorge. Etaler avec quel naturel elle s'intègre dans ce milieu pour lequel elle n'éprouve aucune affection lui réinsuffle un peu de sa superbe. Gem est ici chez elle, ses escarpins connaissent la moindre fêlure dans le carrelage de la terrasse couverte, et lorsqu'il lui demande si elle est prête, elle a un sourire létal au commissure des lèvres. Elle l'est. A la fois impulsive et stratège, ses fichus identifiants principaux, Gemma attrape la main de Billy et la guide jusqu'à sa hanche. Un rien plus scandaleux qu'une entrée bras dessus bras dessous, elle a une réputation légèrement sulfureuse à entretenir. La soirée démarre sur les chapeaux de roue; les convives se sont amassés à l'entrée de la salle de réception, ce qui empêche à quiconque de naviguer discrètement entre les costards et les robes en velours. Dès l'entrée, il y a des gens à saluer, des mains à serrer, des prédictions à confier - toujours au creux de l'oreille et toujours à voix basse, l'astrologie est une discipline intime entre elle et les récepteurs. L'anniversaire d'Edna, riche excentrique qui se passionne pour le mystère, se doit de contenir un atout ésotérisme et les plus réticents jouent le jeu, mutins. Gemma, étudiant soigneusement chaque mot qui franchit ses lèvres foncées, ne présente Billy qu'à ceux qui posent explicitement la question. Un élément, un de plus, afin que leur paire paraisse naturelle. Sondant la pièce à la recherche d'une coupe de champagne, les yeux de Gemma se verrouillent sur Koch, à l'autre bout de la pièce, qui remarque la main de Billy sur sa taille et roule ostentatoirement des orbites. Ha. Rien que pour cette demi-seconde de jouissance, la mascarade en vaut le détour. Parce qu'elle est hédoniste jusqu'à la moelle, parce qu'elle connaît l'importance de savoir pousser son avantage, Gemma exécute un quart de tour maîtrisé et plaque ses lèvres sur celles de Billy, manoeuvre seulement rendue possible par ses talons vertigineux. Elle scelle un contrat au rouge à lèvres Dior. Une poignée de secondes à peine, le temps que ses doigts se frayent un chemin jusqu'au col de Puppy, et elle se recule. "On va avoir besoin de champagne." Sans attendre une réponse, elle esquisse un geste à l'attention d'un des élégants serveurs circulant dans leur périmètre. Ils n'ont jamais discuté de son droit de faire ça, mais elle estime que le contact était sous-entendu d'office à la seconde où elle a réclamé qu'il l'accompagne.

« Edna est reconnaissable à son turban, elle pense que ça lui donne l'air de Grace Kelly. Pas besoin de la chercher, elle nous trouvera. On évite le petit-fils à tout prix mais ça doit être discret. Pearl Honeycutt aussi, si t'entends ce nom, fuis. Refuse les cigares, je hais l'odeur. Abstiens-toi de goûter au saumon si tu veux être fonctionnel demain. On reste jusqu'au dessert, pas une minute de plus. » Elle est mécanique et Billy se concentre pour tout retenir. Il capte qu’il faut retienne ces informations, s’il veut réussir (et survivre). Gemma semble déjà rebooster car elle reprend les reines. Quand elle attrape sa main Billy ne proteste pas surtout qu’elle vient la loger sur sa hanche. Difficile pour le jeune homme de trouver quelque chose à redire. Même s’il sait que tout ceci n’est que du vent, au moins il est avec elle et c’est déjà un très bon point. Ils rentrent et c’est l’effervescence. Gemma est déjà sollicitée par de nombreux convives. Billy se montre charmant, se manifeste quand on le lui demande ou que Gemma lui fait signe. En vérité, il l’observe surtout, admirant son professionnalisme et son jeu d’actrice. Elle est parfaitement dans son monde ou en tout cas elle en donne l’impression. Une aura se dégage d’elle et les invités sont attirés par elle comme des aimants. Elle est lumière, soleil et Billy se sent comme Icare, prêt à fondre à tout instant. S’il avait besoin de situations supplémentaires pour tomber encore plus amoureux d’elle, celle-ci est toute indiquée. Mais Billy n’en n’a pas besoin, déjà bien trop épris et convaincu. Il n’est que plus heureux d’être son cavalier.

Billy finit une conversation avec une vieille bourgeoise des plus mielleuses quand il sent un mouvement dans sa main. Il a à peine le temps de tourner la tête pour en connaître l’origine que Gemma l’embrasse. Ça dure quelques secondes, juste le temps d’un contact un peu poussé, tout à fait adapté pour un couple amoureux. Et Billy ne peut s’empêcher de resserrer un peu plus sa main sur sa hanche comme pour que ce baiser dure un peu plus longtemps. Il sait que ce n’est que de la comédie mais il n’empêche qu’il ne peut s’empêcher d’espérer parce que c’est dans sa nature. Il croit, il espère parce que son cœur est en effet amoureux de la rouquine, de cet être hypnotique. A quoi bon lutter ? Il n’a plus les forces pour. Il l’entend à peine parler. Il lui semble qu’elle évoque du champagne. De l’ivresse liquide, sûrement de très bonne qualité mais l’ivresse, il vient d’y goûter et il en veut plus. Evidemment qu’il en veut plus ! Ce n’est au mieux un avant-goût, la promesse du plaisir ultime. C’est une douce torture, la pire forme qui soit car elle donne l’illusion d’être douce et agréable alors qu’elle vous retourne les entrailles. Et le contact de sa bouche sur la sienne lui laisse une brulure invisible. Encore. C’est tout ce dont corps est en mesure de penser. Encore plus cruelle se fait l’absence alors qu’elle n’est pas loin, elle est encore dans ces bras. Cependant ces connexions neuronales se font et Billy sent bien qu’il est d’usage de répondre : « Tu as raison. » Il esquisse un sourire, de façade principalement parce qu’encore une fois il s’en fiche du champagne. Les serveurs rapides et discrets sont déjà là, leur tendant des coupes. Billy en attrape une qu’il tend à Gemma et une autre pour lui. Il se retourne vers elle avant de dire : « Nous ferions bien de trinquer, je crois que c’est de circonstance. » Il s’arrête un instant, le temps de réfléchir à quoi. Trinquer à eux serait bien trop facile et ironique et il n’a pas tellement envie de trinquer à l’anniversaire d’Edna. Il aura bien l’occasion de le faire quand elle se présentera à eux. Il choisit l’humour. « A l’efficacité des rouges à lèvres ? Sauf si les miennes sont maintenant rouges. Si c’est le cas, dis-le moi tout de suite. »

Le geste, pourtant parfaitement étudié, illustration idéale de l'impulsivité absolument sous contrôle dont Gemma fait toujours preuve, n'est pas aussi anodin qu'elle l'avait cru. Cela la frappe à la seconde où elle se recule mais, maîtresse d'elle-même jusqu'à l'excès, elle ne laisse rien paraître du désagréable déjà-vu qui lui grimpe dans la poitrine. Comme une évidence, ce baiser lui en rappelle un autre. Pas si lointain, et qui a pourtant l'air d'appartenir à une autre vie. Ses lèvres se souviennent encore de celles de Billy, goûtées dans d'autres circonstances autrement plus excitantes, sans mascarade, sans fard, sans pacotille. Et c'est là où Gemma, Madame Compartimentage, pêche. Elle aurait dû savoir que, s'il est parfait pour le job sous toutes les autres coutures, Puppy poserait un problème majeur. Cette ligne qu'elle comptait tracer entre la vérité et leur fiction est floue. La main sur sa hanche, le bouche à bouche amoureux, ce n'est rien de fondamentalement nouveau. Ça ne se contente pas d'appartenir à leur fausse idylle, ça a d'abord existé ailleurs que l'anniversaire d'Edna, et ça lui donne froid dans le dos, Gemma. D'ignorer si ce baiser est uniquement fruit de son mensonge ou si elle se le serait accordée de toute façon. Elle n'a pas le temps - encore moins le courage - de pondérer la question ; le son des mondanités autour d'eux la happe à nouveau. Le sourire énigmatique qui lui sert d'uniforme de travail lui a brièvement glissé hors de la bouche. Elle l'enfile à nouveau. Agrippe la coupe de champagne que Billy lui tend comme une fichue bouée de sauvetage. Elle s'apprête à faire tinter leurs deux verres lorsque la remarque de Puppy attire l'attention de Gemma vers sa bouche. L'empreinte de couleur foncée à la commissure de ses lèvres est invisible si l'on ne la cherche pas expressément. Pourtant, Gemma a à peine le temps de se dire que, par sécurité, elle devrait garder le contact physique à un minimum, que son pouce a déjà traversé l'espace entre eux. La pointe de son doigt s'arrête contre la trace de rouge à lèvres discrète et l'efface d'un mouvement si précautionneux qu'il en est presque tendre. Pour le show, se rappelle-t-elle, un goût amer sur le palais. C'est purement de la comédie. Right. Les mots qui suivent, qu'elle noie immédiatement après dans les bulles dorées, sont presque plus dirigés à elle-même que Billy. "Voila. Comme s'il ne s'était rien passé."

Malgré le champagne, malgré les rires faciles et les sourires factices, Gemma est de service ce soir. Le champagne a beau arrondir ses angles, elle garde le port de tête royal et le visage délicatement impassible ; à force, elle sait ce qui est attendu d'elle et elle tient ses promesses avec minutie. Peut-être même qu'elle se jette plus que de nécessaire dans les frivolités, parce que des deux rôles qu'elle joue ce soir, la princesse des beaux quartiers est de loin celui qu'elle revêt avec le plus de facilité. Billy reste fidèlement à son coude, remplit sa mission avec une subtilité élégante qui surprend Gemma. Fait office de pilier à ses côtés tandis qu'elle alterne coupe de champagne et minis crises de panique. Ils sont clairement la sensation de la soirée - de la chair fraîche dans le milieu fermé, quasi incestueux d'Orange Grove, ça attire toujours les regards - et c'est à peine s'ils réussissent à s'asseoir sur le coin de leurs chaises lorsque l'entrée et le plat sont servis. Il y a d'autres mains à serrer, d'autres prédictions à décerner. La machine à deux têtes bien huilée qu'ils ont fini par former s'enraye subitement lorsque, debout près du bar, Gemma aperçoit un spectre dans la foule. Nikos. Il fend la masse compacte des invités en direction des cuisines et, électrocutée par sa présence ici, sur son terrain à elle, elle confie précipitamment son verre à Billy, marmonne un "je reviens" précipité et s'enfuit à sa suite. Lorsqu'elle réapparait, une vingtaine de minutes plus tard, son humeur a drastiquement chuté. Ses yeux scannent la pièce à la recherche de Billy. Dépassant la majorité des invités d'une tête, il est facile à repérer. Gemma a déjà parcouru la moitié du chemin vers lui lorsqu'elle s'aperçoit qu'il est penché vers... un turban. Merde. En quelques longues enjambées, elle est à leur niveau, plaque un baiser sur la joue d'Edna et se glisse dans les bras de Billy avec une facilité qui la surprend elle-même. "Je vois que vous avez déjà fait connaissance." Et au sourire qu'Edna arbore, que Gem connaît mieux que les lignes de sa propre main, sa patronne approuve. C'est loin d'être une surprise - elle savait que le charme candide de Puppy serait irrésistible - mais c'est tout de même un soulagement. Pressée de mettre de l'espace entre son mensonge et la raison de celui-ci, Gemma  s'adresse à Edna : "Je crains de devoir te le voler une seconde," et entraîne Billy vers les doubles portes menant à la terrasse couverte, où les fumeurs se mélangent aux rêveurs qui apprécient le ciel sombre de la nouvelle lune. Une fois à l'écart des oreilles indiscrètes, les tempes lourdes de champagne et d'émotions fortes, elle s'adosse à l'une des poutres de bois soutenant la pergola. Le soupir épuisé s'échappe de ses lèvres avant qu'elle n'ait su le retenir. "T'as l'air de lui avoir plu." Elle amende : "tu les as tous ensorcelés, on dirait. Qu'est-ce qu'elle voulait savoir ?"