nikos ) hiding face.

Des particules de prison. Il y en a partout sur elle ; dans ses cheveux, contre ses lèvres, dans sa nuque, sur ses vêtements trop larges, difformes, sous ses semelles. Elles sont invisibles mais Sin les ressent alors que la voiture s'arrête, la laissant sur le bord de la route, elle et son sac de sport blindé à la gueule. La fermeture éclair sur le point de craquer, elle rage un peu, le laisse tomber à ses pieds alors que le vent remue ses tripes et les atomes de sa mélancolie noire. Ça la rend généralement mauvaise de se sentir si diminuée après ses visites mensuels. Son cœur, gelé par le regard de son frère bat lentement sous sa cage thoracique, gros organe paresseux et solitaire qui ne cherche en rien d'autres sentiments que ceux qu'il connaît déjà. Sinéad n'a fait que recycler qui elle est. Une copie d'une copie d'une copie d'une môme dont elle se souvient souvent ; ses cheveux sentaient le tabac froid lorsqu'elle était gosse, comme maintenant. A la seule différence que la fumée provenait des cigares de son oncle. Ce même oncle qui trotte dans sa tête alors que l'odeur des écuries lui donnent la nausée, la ramenant directement à ce ranch qu'elle ne peut plus voir en peinture. Le ciel gris menace de lui tomber sur la gueule tandis qu'elle s'avance vers la route pour signaler aux quelques voitures qui passent qu'elle fait du stop. Une fois par mois, c'est le même rituel, l'orpheline quitte les veines de Crescent Heights, troque la tranquillité des rues contre l'enfermement des couloirs de la taule.

Chaque mois, Sinéad part en bus jusqu'à l'énorme bâtisse qui renferme son frère pour lui ramener un peu d'argent et laver ses affaires. Le sac qu'elle protège comme la prunelle de ses yeux débordent de l'odeur de John. Au retour, elle ne prend jamais les transports publics, enfile son visage fermé pour rentrer en stop, à bord de voitures diverses et variées où la plupart des conducteurs ne lui posent pas de question. Cela lui importe peu, parfois elle fera le chemin en une heure, d'autres en deux et rarement en plus de trois. Le seul intérêt pour elle est d'économiser. L'argent, ce doux cancer, qu'il soit présent ou non.

La clope qu'elle tient entre entre ses lèvres aide Sin à ne pas se perdre dans les flash de cette heure passée au parloir. La voix de son frère résonne dans ses tympans en même temps que ses balles qu'il avait envoyé dans la chair de ses soeurs alors qu'elle fêtait ses huit ans. Tu parles d'un anniversaire. Elle voit ça comme une symbolique depuis et ne le fête plus. Pour être plus juste, elle ne fête plus rien, que ce soit les anniversaires de sa famille morte, le sien, noël, le nouvel an. Ses soirées, Sin les passe enfermée dans son appartement à se complaire dans cette solitude qui ne la fait pas souffrir. C'est une vieille compagne qui ne lui demande pas de compte, qui n'essaie pas de lui faire cracher le morceau quand on sait que l'unique sentiment subsistant en elle reste la mesquinerie. Une bête sombre et visqueuse, tellement épaisse qu'elle en deviendrait palpable. Il suffirait de l'ouvrir en deux, de réaliser une entaille de son nombril jusqu'à ses côtés pour la voir battre entre son coeur et ses poumons. Sa mélancolie est devenue un organe comme un autre.

Une voiture s'arrête à son niveau, certainement celle qui prendra le relais de la précédente, comme dans le sport. La vitre se baisse, Sin se penche, la cigarette calée entre ses lèvres remuent mollement en même temps que ses lèvres. Sa casquette cache la moitié de son visage d'une ombre vorace. Je vais sur night falls, pas grave si tu t'arrêtes avant, ce sera mieux que rien. Sa voix est mécanique, toujours grave, presque caverneuse pour ne pas user suffisamment ses cordes vocales qui vibrent mal après de si longs silences. La main posée sur le toit de la bagnole, elle n'a finalement rien de la gamine venant de perdre la moitié de sa journée uniquement pour rendre visite à son criminel de frère.
Sur l'horizon le soleil se couche, bon débarras.

Inévitablement il a recommencé. C'était à prévoir. Ce n'était qu'une question de temps finalement avant qu'il n'ouvre de nouveau un onglet Google Chrome sur son Mac pour retourner sur le site qui lui avait permis de prendre goût à l'argent facile. Il avait hésité quelques secondes avant de remettre son profil en libre mais le fait est que ses dettes n'avaient pas miraculeusement diminuées depuis tout ce temps et qu'il ne s'était toujours pas décidé à encaisser le fameux chèque anonyme qu'il avait reçu il y a plusieurs mois maintenant. Il n'y avait pas 36 000 Il refuse toujours le sexe, mais les accompagner à leurs réceptions mondaines de merde pour quelques milliers de dollars restaient le meilleur moyen de se faire de l'argent rapidement en ce moment. Ses anciennes habituées sont ravies de le voir reprendre du service et déplorent sa réticence à prolonger ses services jusque dans le secret de leurs draps de satin. Elle double voir triple le prix, avance toutes sortes d'arguments qu'elles estiment valables car ça fait longtemps que ces femmes ont compris le pouvoir de l'argent sur les minets impressionnables qui ont un profil sur ce site d'escorting. Elles pensent sûrement que Nikos n'est pas différent des types qui apparaissent à côté de sa photo de profil mais elles ont tort. Nikos n'est plus le même gamin en manque de thunes qui avait commencé l'escort il y a un an maintenant. Lorsqu'il était désespéré de trouver une solution pour rembourser le prêt contracté pour acheter le Roaring Lion mais qu'il était également excité à l'idée de faire quelque chose d'interdit. Lui qui ne ressentait plus rien, lui qui cherchait à percer sa propre coquille après s'être blindé pendant des années à ne rien ressortir d'autre que le besoin vital de se sortir de ce trou. Entre temps, il avait drastiquement changé. Il avait fait une rencontre décisive qui l'avait ramené à la vie et lui avait fait ré-apprivoiser tout le panel des sentiments amoureux qu'un coeur qui aime peut offrir. Toutes ces femmes qui le harcelaient par Message Privé ignoraient tout ça. Et il avait beau se montrer ferme sur ce qu'il pouvait offrir, pourtant elles continuent à proposer, à insister. Nikos n'en a rien à foutre. L'offre est ce qu'elle est et elle ne changera pas. Son corps n'est plus à vendre, pour le moment du moins. 
Au moment même où il se pose derrière le volant de sa Chevrolet il s'empresse de se séparer de sa veste de costume qu'il balance à l'arrière et dénoue le noeud papillon qui repose mollement autour de son cou. Il ébouriffe ses cheveux d'une main en se regardant sans se voir dans le rétroviseur et met le contact. L'air chaud et lourd qui s'engouffre par sa fenêtre lui ferait un peu de bien si son corps était capable de ressentir quelque chose. Il conduit sans vraiment regarder, le regard perdu vers l'horizon. Il a hâte de quitter ce quartier qui lui rappelle tout ce qu'il a perdu, tout ce qu'il a raté, tout ce qu'il a pas su garder. Il était venu tant de fois ici, pour tant de raison. Il aurait pu faire le trajet les yeux fermés. Mais il sait que le soulagement sera palpable une fois de retour à Night Falls. Peu importe à quel point il détestait son quartier, ça restait chez lui. Et alors qu'il pensait déjà au moment tant attendu où il allumerait son joint au bord de sa fenêtre lorsqu'il voit une nana faire du stop. Du stop ? Dans Orange Grove ? Peu commun. Nikos était habitué à prendre des gens en stop dans cette ville où les transports en commun étaient quasi-inexistants mais généralement, ça se passait dans Night Falls directement et pas dans les quartiers riches de la ville. Soit. Peu importe. Nikos était toujours prêt à aider, tout le monde sait que c'est la bonne poire de Crescent qui ramasse les petites filles perdues sur le bas côté. Néanmoins il hésite un moment. Il a pas franchement envie de parler, il est pas d'humeur à sociabiliser. Sauf que voilà... Peut-être que finalement y'a des trucs qui changent pas parc qu'il se résout pas à la dépasser. Il soupire et lève les yeux aux ciels devant tant de compassion de sa part, lui qui avait étranglé jusqu'à la mort un mec y a quelques semaines. Il décide quand même de s'arrêter à sa hauteur, baissa la vitre et visiblement la baroudeuse était rodée car elle ne perdit pas de temps pour décliner sa destination. Je vais à Night Falls aussi, monte. Il lui ouvre la portière de l'extérieur pour faciliter sa montée et demande à nouveau. Je te dépose où exactement là-bas ? Je m'arrête au Roaring Lion. Il doit pas être hyper crédible vu le contraste entre son smoking et sa destination mais mais il doute qu'elle fasse partie de la clientèle du pub miteux qu'il tenait avec son père, ceci dit leur établissement aussi pourri soit-il avait tendance à se hipstériser ces derniers temps donc ça aurait pas été franchement étonnant de savoir qu'il lui arrivait de se taper quelques téquilas paff sous les néons rouges du Lion.

Elle est robotique, froide comme un morceau de féraille. Elle ressemble à une intelligence artificielle derrière son regard vide qui plonge dans celui du conducteur. Un homme, en costard, trop bien habillé pour être du genre à se rendre dans les bas-fonds de la ville. Sin est prête à partir lorsqu'il accepte finalement de la conduire jusqu'à là-bas. Elle pourrait se méfier si la vie ne lui avait pas appris que le danger ne vient pas forcément de l'extérieur. Le sien dormait dans la chambre d'à côté et déjeunait avec elle chaque matin. La case peur de son cerveau s'est lentement désagrégée au fil du temps. Elle a rien pu faire. Comme un cancer qui métastase, la mélancolie s'était propagée en Sinéad à la vitesse de l'éclair. Un jour elle pensait pouvoir s'en sortir et le lendemain, ses états d'âme la plongeaient au coeur de l'oubli. La tôle brûlante réchauffe ses doigts et la fait grimacer tandis qu'elle les retire pour les poser sur la vitre baissée. De son autre main, l'orpheline balance son mégot et l'écrase de sa semelle pour empêcher un incendie de se déclencher par cette chaleur qui lui réchauffe la tête. Sous sa casquette, la transpiration colle ses cheveux sur son front tandis qu'elle entre et s'installe côté passager. Docile, Sin boucle sa ceinture, garde son sac sur ses genoux comme si tout l'or du monde se trouvait à l'intérieur. Il ne renferme en réalité que des vêtements sales, des chaussettes et des boxers balancés en boule et négligés. Ces vêtements sont devenus sa routine, son point de repère dans une vie chaotique au passé si lourd qu'il la hante parfois lorsqu'elle tente de dormir. Elle frotte les tâches, les extermine à coup de produits ménagers et de détachants, les repasse, les plie avec application, les remballe dans son sac avec l'impatience incompréhensible de les ramener à son frère.

Le regard posé sur la route, la voix de l'inconnu la ramène à la réalité tandis qu'elle hausse les épaules. Le Lion, c'est bon, je ferai le reste à pieds. Elle a l'habitude de marcher, ses jambes sont du béton. Le permis, peut-être qu'elle le passera un jour, encore faut-il que Sin puisse avoir suffisamment d'argent pour se le payer. Un quart de sa paye part pour son assassin, le reste termine dans les clopes, la bouffe, le loyer et les factures. Pas un seul billet n'existe pour se faire plaisir, se changer les idées. Elle est de ces gamines qui ne quitteront certainement jamais les rues de cette ville, enracinée, attachée jusqu'au creux de l'âme à l'endroit qui l'a vu naître et mourir mais qui ne lui rendra pas l'espoir. La voilà menottée à sa colère sourde, latente. Déplorable enfant de la violence se cachant derrière ce visage figé, ces traits trop durs.

Le bruit du moteur la berce ; ses doigts se resserrent sur son sac, le tiennent fermement contre son corps étouffé sous ses couches de vêtements trop grandes pour sa fine stature. De là où elle se tient, Sin fixe son profil, s'attarde sur son menton, les contours de sa bouche, ceux de son nez, les lignes de son front, l'énergie de son regard. Elle prend à nouveau connaissance de son costard, de sa tenue fausse note. Il lui fait penser à son banquier, ce sale con, plus âgé qu'elle de trois ans grand maximum, persuadé de pouvoir prendre les gens de haut sous prétexte qu'il manie les chiffres et les endettements de ses clients mieux que personne. Le silence lui pèse lourd et la voix de Sinéad s'élève à travers le vent chaud et le son de la radio. Je savais pas que les banquiers allaient se torcher la gueule au Lion. Ses mots ont la délicatesse de son âme, ils sont crus, sans la moindre classe, teinté d'une mélancolie évidente. Son sourire n'en est pas un, c'est un mirage qu'elle s'offre pour essayer d'éloigner les forces obscures de la prison qui l'emprisonnent à chaque fois qu'elle en sort. Sin va pas en dormir de la semaine, encore, jusqu'au mois prochain, jusqu'à ce que ses yeux se perdent dans ceux de son frère, qu'elle écoute sa vie en taule sans jamais oser parler de leurs parents et leurs soeurs mortes de ses mains. Si elle use de ses cordes vocales, c'est avant tout pour exorciser ce qui la ronge et non pas pour faire la conversation. Elle se doute bien que les types qui la prennent ne le font pas par bonté de coeur. Sin est un cas de conscience. Sur ce siège passager, dans la tourmente de ses souvenirs, son humour vaseux n'est rien de plus qu'une bouée de sauvetage. Le rivage est loin, dommage.

Si l'escorting ne payait pas aussi bien, il aurait peut-être du songer à devenir chauffeur de taxi ou un truc dans le genre. Voir la route défilait a ce pouvoir apaisant sur lui. L'ironie veut que sa Chevrolet a transporté plus de gens qu'il n'a eu d'amis dans toute sa vie sans aucun doute. Il y a des habitudes qu'on prend sans même s'en apercevoir, au fil du temps, au détour de son destin. Et parfois elles prenaient la forme de damoiselles en détresse au bord de la route. Sous la pluie, en plein soleil, que ça soit l'été ou l'hiver : elles finissaient toujours par croiser la Chevrolet d'Avergos. Trimballer les auto-stoppeurs de Crescent était devenu presque une tradition, Nikos avait redéfini le co-voiturage et c'était sacrément ironique pour un mec qui avait du mal à aligner plus de deux phrases à un étranger. La fille monte dans sa caisse vintage, prunelle de ses yeux, et prend place côté passager. Elle est couverte, ce qui lui donne l'impression d'une chaleur d'autant plus écrasante. Jeune, un visage particulier. Elle n'avait rien de l'américaine typique qu'on rencontre d'habitude dans les rues de ce bled paumé de l'Amérique profonde. Pas souriante pour un sou, Nikos devine qu'elle tente de revêtir un air assez revêche pour le dissuader de lui faire du rentre-dedans ou peut-être même de l'agresser. Il respecte ça. Lui aussi s'est souvent donné un air dur pour pas se faire emmerder. Elle n'a même pas idée d'à quel point elle est safe à ses côtés. Nikos était un prédateur, sans aucun doute, mais ses proies n'avaient rien avoir avec la frêle silhouette qui se cachait sous une casquette. 

Le Lion semble être une destination qui lui convient, il s'apprête à surenchérir qu'il peut la déposer exactement où elle veut aller puis s'abstient. Cool. Il en a marre de jouer les anges gardiens, elle a l'air assez grande pour savoir ce qu'elle fait, et il fallait avouer que le Lion était pratiquement à équidistance de tout dans le quartier de Night Fall. Le point névralgique d'un quartier qui a finit par posséder ses habitants. Le fait est qu'il ne l'a jamais vu dans le coin et que pourtant il en connait des gens. Superficiellement certes, mais il en connait. Et généralement on le connait aussi. Sauf elle visiblement, puisqu'elle le prend pour un banquier. Nikos lui lance un regard rapide avant de regarder la route à nouveau, a un temps d'arrêt et éclate de rire. Un toujours aussi étrange venant de sa part, mais qui parfois, de temps en temps sonne juste. Elle est tellement loin du compte que ça le laisse sur le cul. Lui, banquier. Lui au milieu de l'argent, à manipuler des sommes pharamineuses alors qu'il était endetté jusqu'au cou. Lui qui rêvait chaque nuits de tous ces billets verts qui lui manquaient pour enfin connaitre la paix intérieure. C'était d'une putain d'ironie. Tu traines pas beaucoup au Lion, je me trompe ? Il aurait pu en réalité, devenir quelqu'un de normal. Avoir un boulot banal, avec une paye normale et une situation moyenne. Voir peut-être moyenne plus. Mais non, c'était sans compté tout le reste. Les gens qui disent qu'on nait tous égaux n'étaient sûrement pas des immigrés grecs avec Stavros Avergopulos comme père. Quoiqu'il en soit, peu importe. Trouver une excuse à son smoking ne lui avait même pas traversé l'esprit en prenant l'auto-stoppeuse, si lui l'avait jugé sur son apparence, visiblement elle en avait fait autant. Ça montrait qu'il était en bonne compagnie. J'suis proprio du Lion, j'fais des extras de temps en temps pour les événements d'Orange Grove. C'était si joliment dit quand on connait l'odieuse vérité. Traiteur, serveur, barman, elle n'aurait qu'à aller de ses propres suppositions. Nikos pouvait avoir l'air de tout comme il pouvait avoir l'air de rien. Mais il n'allait pas lui avouer qu'il se faisait payer pour exister par des vieilles pétées de thunes. Il espérait que ce n'était pas si flagrant que ça, autrement ça serait tellement pathétique. Il croyait savoir que certaines personnes étaient au courant. En particulier celles qu'il croisait parfois en soirée lorsqu'ils faisaient parti du personnel et qu'ils étaient aussi clients réguliers du Lion. Mais jamais personne n'avait eu le courage de le confronter. Même si il supposait que la rumeur avait du arpenter les vestiaires et les couloirs du Country Club et autres endroits populaires de Crescent. Les gens parlaient beaucoup dans les petites villes et il était quasi-sûr que si ses clientes n'étaient pas si riches et toutes-puissantes ça ferait longtemps qu'il aurait été épinglé. Non pas que ça aurait entâché sa réputation, pour ça il aurait fallu qu'il en ait une. Et toi, c'est quoi ton excuse ? T'as pas franchement l'air de sortir d'un cours d'équitation particulier. Nikos en connait un rayon en termes de jeunes filles torturées. Il sait reconnaitre les natives d'Orange Grove comme Mila ou Gemma mais aussi celles qui avaient eu moins de chance comme Beverly ou Cece. Néanmoins, peu importe d'où elles venaient autant qu'elles étaient, elles avaient toutes un point en commun : cette fragilité mêlée d'une force intérieure insoupçonnée. Qu'il respectait autant que ça le laissait. Suffisait juste de savoir les connaitre et comment les appréhender, quoiqu'il s'y était cassé les dents tellement souvent. La dernière fois avait été faiale. Le fait est qu'il a conscience que la nana assise à ses côtés a l'air d'être la moins aimable de toutes. Son visage lui fait un peu penser à ceux de ses cousines grecques que son père lui a montré sur Facebook y a pas longtemps. De toute façon, par ici, ils venaient tous de là et d'ailleurs.

Il lui répond, sans agressivité ni condescendance. Chose rare dans le coin à moins qu'elle ne soit du genre douée pour s'approcher des plus mauvais. Les types avec qui elle couche sont généralement les plus agréables, drapés dans leur fierté et leur besoin presque maladif de se chercher des excuses. Elle les observe alors qu'ils remontent leur froc, passer une main dans leurs cheveux, remettre leurs vêtements en place comme s'ils avaient besoin de retrouver un semblant de consistance. Ils quittent généralement sa bibliothèque aussi lisses qu'ils y sont entrés. Ce qu'ils ne savent pas c'est que les imperfections physiques sont souvent signe de bonne santé. Les types qui n'ont rien à cacher laissent paraître leurs crevasses sans avoir peur de voir du monde y trébucher à l'intérieur. Celui à ses côtés est particulièrement propre sur lui et Sin se demande si c'est un menteur au milieu des menteurs ou s'il est réellement comme ça ? Son regard atteint la route tandis qu'il lui parle du Lion. Elle passe régulièrement devant, s'y arrête rarement, seulement lorsqu'elle parvient à avoir un extra pour se payer de quoi boire ailleurs que dans son appartement. Son appartement qui l'étouffe, dont les murs gris tentent parfois de se refermer sur elle. La nuit surtout, lorsqu'elle se redresse de ses draps brûlants, elle les voit se rapprocher, réduire la pièce de moitié alors que des ombres remontent jusqu'au plafond. C'est comme un cauchemar mais elle est persuadée de ne pas dormir. Elle le saurait si c'était le cas.

Non, tu vois juste. Sin n'essaie pas de le regarder lorsqu'elle lui répond. Elle fait souvent ça, décrocher physiquement alors que le cerveau continue de suivre et d'écouter. Elle part ailleurs, ne se formalise pas des expressions du visage de celui qui lui parle. Qu'importe qu'il se force, qu'il la prenne en pitié ou qu'il fasse ça seulement parce qu'il est du genre à discuter. Le proprio du Lion donc. La gamine le note dans un coin de sa tête. Elle est physionomiste, sait déjà qu'elle saura le reconnaître plus tard, qu'importe que ce soit dans ses semaines, des mois ou des années. Sa question lui rappelle ce pourquoi l'orpheline s'est une énième fois laissée happer par le temps. Elle sent derrière elle la lourde porte de la prison se refermer sur elle et les autres visiteurs. Elle sent à nouveau la fouille, le passage au détecteur de métaux et le stress de sonner en sachant qu'elle n'a rien sur elle. C'est toujours une dose d'anxiété qu'elle se doit de supporter pour aller voir son frère. Personne n'a jamais compris sa décision d'assumer son incarcération, de lui pardonner et devenir sa femme de ménage. Certainement qu'elle emportera le secret dans sa tombe. Non je supporte pas ces bêtes. Sin s'est occupée des chevaux toute son adolescence dans le ranch de son oncle et ne supporte plus leur vue. Sans filtre, elle ne cache plus ses visites, persuadée que ceux qui se souviennent de la tragédie savent ce qu'elle trafique chaque mois.

Je reviens de la taule, mon frère y est. Il n'y a pas d'émotion dans sa voix, ne ressent pas de tristesse de le savoir enfermé là-dedans à vie parce qu'il le mérite et que sa place n'est nulle part ailleurs. Sin serait terrifiée de le voir revenir en ville, reprendre une vie normale alors qu'en lui saigne le cadavre de sa famille. Je pense pas que ce soit une excuse mais faut bien que quelqu'un s'y colle. Faire les tâches ingrates, jouer le lien entre la taule et la réalité. Elle est la seule de sa famille a avoir accepté ce sacrifice. Enfin. Ce mot là sonne avec un certain agacement, comme si elle se lassait elle-même de prononcer des phrases sur son quotidien, sur ce passé qui lui colle à la peau comme de la boue. Sin préfère ramener la conversation sur lui comme on retourne une arme bien aiguisée sur son adversaire. C'est pas l'enfer de ramasser tous les ivrognes du coin à la fin des services ? Elle les voit, accoudé au bar, échoué sur les tables. Des âmes en peine imbibées d'alcool qui noient leur démon sans réaliser qu'ils se nourrissent des degrés. Ce n'est qu'en remarquant le paysage changer, les rues se dessiner autour de la voiture qu'elle réalise la banalité de leur conversation.
En même temps, tu veux dire quoi à un inconnu ? il masque le bruit dans sa tête, c'est déjà une terrible avancée.
Soudain, son rire de tout à l'heure résonne en elle, en retard, comme un écho qui la hante et la rassure.
Elle le savoure ce rire.

A croire que qu'aucun des deux n'a vocation à trainer ses guêtres dans Orange Grove puisque la passagère lui apprend qu'elle n'était effectivement pas en train d'assister à un cours d'équitation. Franchement, Nikos s'en doutait un peu mais avait eu la finesse de ne pas le faire remarquer. On apprenait vite à reconnaître qui venait d'où en habitant ici. S'il était vrai que les Américains avaient tendance à vivre cloisonnés dans leurs communautés, il était certain que la population de Crescent Heights avait tendance à se dessiner en fonction de ses limitations de quartier. Le sentiment d'appartenance était fort dans chaque district, même si ils arrivaient de plus en plus souvent que des habitants d'Orange Grove viennent se perdre dans les rues crasseuses et mal fréquentées de Night Fall. Un phénomène que Nikos ne s'expliquait pas, sûrement une recherche vaine de sensations fortes mais il allait pas s'en plaindre : les rich kids d'OG étaient toujours ravis de lui lâcher quelques billets. Sans doute parce que son père n'avait jamais été très regardant sur ceux qui venaient consommer. Soit. Le demi-sourire de Nikos s'efface à la réponse de sa covoit. Elle précise qu'elle est venue voir son frère en taule, Nikos lui jette un coup d'oeil mi-inquiet, mi-interloqué. Elle ne trainait donc pas à Orange Grove, elle y était juste de passage. Sûrement qu'elle avait du faire du stop depuis la prison qui se trouvait en périphérie de la ville jusqu'à ici. Il la connaissait bien la prison Nikos, il y était allé plusieurs fois. Du bon côté du parloir jusqu'ici. Chose qui pourrait changer si il ne restait pas sur ses gardes après le meurtre qu'il avait commis. Oh, fun times. Quoi dire d'autre ? Il allait tout de même pas commenter le fait que son frère soit en taule. C'était un miracle que son propre père soit resté hors de prison tout ce temps. Elle finit par vite changer de sujet et il la remercie silencieusement. Il détestait entendre les gens se confier à lui ou se répandre en jérémiades. Il était nul pour demander des conseils et expérimentait assez de drama dans sa vie en ce moment pour ne pas se taper celui des autres. Alors à moins que ça soit un de ses proches, sa caisse ferait office d'un très mauvais confessionnal. La famille, c'est important. Ne jamais se douter de la capacité de Nikos à sortir des phrases toutes clichés bien flinguées parce qu'il est incapable de faire de l'empathie avant au moins 3980 conversations avec la personne concernée. Elle semble pas lui en tenir rigueur parce qu'elle rebondit sur son job au Lion avec une question qu'on lui a posé une bonne dizaine de fois. Faut dire que le Lion est un putain de symbole de Night Fall et qu'on a peu de mal ce que ça doit être d'y travailler avec l'ambiance qui y règne. Y avait qu'à voir les commentaires sur Yelp... Nikos hausse mollement les épaules. Bosser au Lion est le seul job qu'il ai jamais connu finalement, en dehors de l'escorting bien sûr, et ce n'était pas aussi horrible que ce que les gens avaient tendance à penser. Il y avait un tas d'inconvénient bien sûr, à commencer par les horaires, de longues journées, de longues nuits, très peu d'interruption. L'emplacement, au milieu de nulle part et au centre de tout à la fois. Sujet à attirer les pires microbes de la ville comme les adolescents en crise d'ados. Mais le Roaring Lion, malgré tout le mal qu'on pouvait en penser, ce n'était pas que ça. Il fallait creuser. Il fallait voir plus loin que les tables de billard mal éclairées et les sourires édentés de ceux qui s'accrochent au comptoir comme à un radeau de sauvetage. Il y avait un côté très social dans le fait de gérer un établissement comme le Lion. Ce pub, aussi miteux puisse être sa devanture et tout le mobilier à l'intérieur d'ailleurs, faisait office d'un véritable repère pour beaucoup d'âmes esseulées de Night Fall. C'était un endroit dans lequel beaucoup parvenaient à s'échapper de leur quotidien, en retrouvant leurs vieux potes aussi mal barrés qu'eux ou en laissant aller à la torpeur de l'alcool. J'ai le droit à leur meilleur côté, au moins ils se marrent au Lion, ils gueulent, ils râlent, ils vivent. Je pense que c'est ceux qui les attendent chez eux qu'il faut plaindre. Combien de fois il avait vu des femmes, des soeurs, des petites amies venir chercher un être cher au comptoir. Nikos les laissait faire généralement, c'est pas comme si l'établissement avait une réputation à tenir. Les gens étaient habitués aux altercations, aux disputes qui finissent mal et aux bouteilles qui volent dans les airs. Le Roaring Lion était un joyeux bordel aux habitués fidèles. Et toi tu bosses dans quoi au juste ? Je t'ai jamais vu dans Night Fall. Et pourtant j'en connais du monde. Les jolis minois comme le sien font souvent tâche dans les rues grises et glauques de Night Fall. On les retient vite, parce qu'on sait que c'est qu'une question de temps avant que Night Fall ne vienne gommer les traits poupons des jeunes filles pour les teinter d'espoirs déçus et de mauvaises décisions.

La famille, c'est important.
Surtout la sienne, on peut pas dire qu'elle soit désagréable, des cercueils au fond de la terre qui ne la font pas chier, qui ne la jugent pas de ce qu'elle devient, de ses ratés et de tout le reste. Sa famille, ces tombes qu'elle abandonne comme tout le reste dans sa vie. Son oncle l'appelle parfois, lui demande de venir lui rendre visite sans se rendre compte qu'elle le méprise autant que tout le reste. Ce n'est qu'à cette phrase que Sinéad comprend petit à petit comme son coeur peut-être vide. Les quelques photos qu'il lui reste ne sont que des images d'inconnus. Si on lui donnait l'occasion de leur parler maintenant, après toutes ces années, elle est même pas certaine de savoir ce qu'elle pourrait leur dire. La mort embellit les êtres que l'on a perdu mais elle les efface aussi de nos connaissances petit à petit. On aime des images, des vieux souvenirs qui prennent la poussière en se disant que rien ne change alors que tout se délave. Finalement, de toute cette famille, il n'y a que son frère à qui elle parvient encore à parler parfois. Et même ... parler, c'est juste un verbe comme un autre, qu'elle conjugue avec des silences et des 'ok' 'd'accord' qui sonnent creux. Elle ne saurait même pas dire si elle tient à lui ou si sa rancoeur lui en donne l'illusion. Sin n'est pas conne, elle sait que cette prison est un tombeau de plus. Un jour, certainement qu'on l'appellera pour la prévenir de la mort prématurée de John. Que ce soit par suicide, par meurtre ou par maladie. On ne peut pas vivre éternellement dans ce genre de jungle lorsqu'on ne possède pas les armes. Son frère n'en a aucune si ce n'est sa bêtise et ses remords qu'elle pense être de la simulation.
Il est le seul à savoir la déstabiliser.

Lorsqu'il lui parle du Lion, de son job, les images s'interposent avec les siennes, celles de ses hommes qu'elle accueille parfois à l'arrière de sa bibliothèque pour les aider à fuir ce qui les attend chez eux. L'idée la séduit d'imaginer tout un petit monde installé au bar, aller et venir en laissant sur le pas de la porte leurs soucis ou les embarquant jusqu'au comptoir pour les noyer dans leurs verres. Ses yeux sur la route, l'esprit de Sin divague et se reconnecte à la voiture aux questions qu'on lui pose. Les tables, les visages s'effacent de sa tête, deviennent d'éternels fantômes de son imagination alors qu'elle se tourne vers lui. Je sors pas beaucoup. Et cela ne fait pas si longtemps qu'elle habite dans son propre appartement. Un truc miteux pas plus grand qu'un cagibi où l'on entend tout des conversations des voisins. Je suis sur east vista, la bibliothèque. Elle connaît les horaires de bus par coeur, les chemins à prendre, les raccourcis. C'est pas tellement le lieu le plus fréquenté. On devrait faire une collaboration, un livre emprunté, un verre offert. Sinéad imagine la gueule qu'aurait sa bibliothèque, l'ivresse en plus, des barrières en moins. Peut-être qu'elle tirerait moins la gueule de s'y rendre chaque jour, que l'aigreur se dissiperait.

D'ailleurs si t'as besoin d'une serveuse quelques soirs par semaine. Sa voix grave brise le silence alors qu'elle fixe un gamin et sa mère traverser un passage piéton tandis que la voiture freine. Les horaires de la bibliothèque sont réduits, Sin s'était jamais vraiment posée la question d'ajouter à ces maigres heures un travail de plus mais l'ennui est un démon qui s'attaque bien trop souvent à elle. Sans compter qu'elle peine parfois à tenir jusqu'à la fin du mois sans faire la diète. Enfin, si t'as rien à offrir maintenant, je peux toujours te refiler mon numéro, on sait jamais, à l'occasion. Elle a pas l'habitude de quémander de l'aide, de montrer qu'elle en bave souvent avec le fric mais ce type est un proprio, il a du en voir passer, des plus désespérées qu'elle. Au pire il n'aura qu'à dire oui pour ne pas la vexer et jamais la rappeler, elle en fera pas une maladie. Et puis à la gueule qu'elle tire, il doit bien voir qu'elle est pas du genre à se laisser impressionner par des mecs un peu saouls au bar. Elle en a dans le bide, Sin, une poigne si forte qu'elle ne laisse aujourd'hui plus personne l'approcher. Elle termine finalement ses paroles par un : Sinéad. En guise de présentation farouche.

Derrière les vitres de la Chevrolet, le paysage de Night Falls commence à défiler. Il connait Crescent comme le dos de sa main mais c'est son quartier qui lui donne l'impression d'être chez lui. Tout le monde connait les Avergopulos ici. La triste histoire du gosse immigré qui a perdu sa mère, le laissant seul avec un père sanguin et peu avare en coups. Il a passé son temps à éviter la pitié des gens, il s'est vite rendu compte que le meilleur moyen de ne pas l'attirer était de s'isoler. Alors il est vite devenu le gosse aux yeux sombres assis à l'extrémité du comptoir qui fait ses devoirs entre les verres de Jack et les cendriers pleins sous l'oeil indifférent de son père. Puis Petit Avergos a grandi, est devenu cet homme fort et baraqué qui n'hésitait plus à rendre à son père les coups de pieds qu'il lui distribuait. Avergos Senior a fini par comprendre qu'il n'avait aucune influence sur son fils et qu'un excès de confiance lui vaudrait autant de bleus qu'il en causait. Puis le temps a passé, il est tombé amoureux, une moitié d'happy ending pour le père et aucune pour le fils. Mais en tout cas, pour les moments difficiles où le paternel se défoulait sur son fils, il y avait la bibliothèque. Un lieu calme, aux couloirs de livre assez haut pour cacher un gosse qui n'a pas envie d'être vu. Il lisait beaucoup à cette époque, c'est marrant parce qu'il n'y avait jamais repensé jusqu'à aujourd'hui. Ca faisait des années qu'il n'avait pas remis les pieds là-bas. C'était comme si son cerveau avait choisi d'effacer cette partie de sa mémoire. Il sourit à l'idée d'une collaboration entre la bibliothèque municipale et le Lion. Y en a à qui ça ferait pas de mal d'ouvrir un livre, c'est pas une mauvaise idée. Il imagine mal ce bon vieux Henderson avec un bouquin d'Hemingway entre les mains mais après tout pourquoi pas. Il était souvent surpris lorsqu'il apprenait que ses meilleurs clients au bon levé de coude étaient souvent très diplômés. Ca avait un côté franchement déprimant, réussir à obtenir une bourse d'étude, se surpasser pour finalement finir comme pilier de bar à Night Falls dans ce coin paumé d'Amérique. 

C'est donc une bibliothécaire qu'il a sur son siège passager. Si lui n'avait pas une tête de proprio de bar, elle n'avait vraiment pas l'air d'être le genre de meuf à rappeler aux gens par courrier qu'ils ont passé la date limite de l'emprunt. Mais apparemment, l'auto-stoppeuse troquerait bien ses bouquins contre des verres à shot. Nikos tique une seconde, depuis la mort de Cece il a du mal à se faire à l'idée d'embaucher des serveuses. Il a l'impression de les jeter dans la fosse aux lions. Après tout ce qu'il s'était passé au Lion, il était frileux à l'idée d'y mettre en vitrine des jeunes femmes jolies en manque de thunes. Mais ces derniers temps toutes ses serveuses lui claquaient entre les doigts et Deva commençait à en avoir marre de faire des heures supplémentaires. Alors après tout pourquoi pas. Un entretien d'embauche dans sa bagnole, ça c'était original. On a clairement besoin de personnes pour faire des extras mais je peux te dire dès maintenant que ça va te changer de la bibliothèque. C'est bruyant, sale et chiant. Les clients vont tester tes limites au début, tu vas devoir t'armer de patience. Faut les remettre en place quand ils en ont besoin. T'as pas besoin d'être mielleuse ou souriante, ils reviendront quand même parce qu'il y a que ça dans le coin pour se mettre une caisse à moindre frais. C'est clair que le Lion n'était pas connu pour les mines joviales de ses serveuses. Les connards d'hipsters qui laissaient des commentaires sur Yelp ne se gênaient pas pour le faire remarquer ce qui le faisait bien rire. Qu'est-ce qu'il en avait à foutre de n'avoir que deux étoiles sur Google My Business. Deva et lui avaient même entrepris d'imprimer les pires avis pour les accrocher à côté du planning du staff. Tout le monde savait que le Lion était un trou à rat qui ne méritait pas qu'on s'y attarde. C'était clairement pas là qu'on trouverait de la grande gastronomie ou des cocktails raffinés. Merci aux autres d'être passé. Moi c'est Nikos. Lui qui avait souvent des remarques sur son prénom bizarre, au moins là ils étaient deux. Ça vient d'où ton prénom ? Les gens ont pas du mal à le prononcer ? Les Américains sont les champions pour déformer les prénoms ainsi que les noms de famille. D'où le surnom "Avergos" qu'on lui a donné dès le lycée, et son prénom Nikólaos que jamais personne ne prononce en entier.

Elle s'attendait à du mépris, une sorte de moquerie qu'ont tous les boss dans le sang. Sin le voyait déjà lui dire 'qu'est-ce que tu veux qu'on foute d'une gamine comme toi ?' en sachant que quelques années seulement doivent les séparer. Derrière ses airs de gosse, il y a toute une psychologie de pointe qui empêche les autres de lui prendre ce qu'elle ne veut pas donner. Elle est en béton armé et toutes ses failles sont déjà mortes. L'utilité de ne pas savoir s'attacher à qui que ce soit, de refuser d'un bloc toute relation sociale trop prolongée. Elle est devenue experte dans l'art de s'en foutre mais écoute avec attention les conseils du chauffeur. Il doit mieux savoir qu'elle et même si Sinéad peine souvent à accepter l'autorité elle a aussi conscience que la survie est une question d'écoute. La jouer solo, ça marche un temps mais à partir du moment où tu veux t'en sortir, il te faut te rattacher aux autres, au moins en surface, qu'importe si derrière ce n'est que du vide et du fric. Ce que l'inconnu lui conseille, c'est de continuer à porter ce masque qu'elle garde la plupart du temps. Elle pense alors à tous ces types, aux coups qu'on lui a foutu, qu'ils soient psychologiques et physiques et instinctivement, sans se trouver surhumaine, la gamine ose croire qu'elle y a sa place là bas comme nulle part ailleurs. Dans ses yeux pas de lueur, pas de sentiment impressionnant pour la blesser. L'orpheline tourne son regard vers Nikos et acquiesce d'un signe de tête. Ne pas être mielleuse et souriante, ça devrait être dans mes cordes. Surtout lorsqu'on connaît sa réputation de garce qui ne se laisse pas influencer aussi facilement. Son prénom lui fait le même effet que le sien a sur les autres. Chaque fois qu'elle le prononce, que ce soit pour l'administration ou par politesse, on lui demande de lui répéter sans compter la fameuse 'comment ça s'écrit ?'

Grand-mère irlandaise, j'ai eu droit au prénom qui rappelle les racines, tu vois toutes ces conneries. Elle lâche un soupir en sachant que même les rapports avec sa grand-mère sont souvent houleux. Ils sont peu à partager une même partie d'adn mais ne parviennent pas à s'entendre sans se foutre sur la gueule. C'est aussi pour cela que la gamine ne donne jamais de nouvelles à personne, qu'elle attend le jour où l'un d'eux viendra toquer à la porte de son appartement pour lui en mettre une. Les Harris ne s'encadrent pas mais ne supportent pas l'absence ; paradoxe ambulant. Après si ça t'emballe pas, Sin, ça va, tu le prononces comme ça s'écrit, j'en ferais pas une maladie. Les mômes faisaient comme ça à l'école. Sin, le nom que devrait porter son âme. Sin au nom de cette femme qu'elle a fait naître sur les ruines d'une orpheline aux larmes faciles. Aujourd'hui il n'y a plus rien à en tirer si ce n'est une conversation dans une voiture et l'idée de l'embaucher parce qu'elle n'a pas la gueule à se laisser faire.

Sinéad a toujours été du genre à aller droit au but, c'est pourquoi elle soutient encore son profil tandis que l'arrivée au Lion est imminente. Comment tu veux qu'on se débrouille ?  Combien de temps d'essai ? Quand est-ce qu'elle pourra commencer ? Elle est là, prête à lui donner de son temps pour rendre ses fins de mois moins difficiles. Son regard est sérieux, il n'y a plus rien de ses provocations ni même de sa froideur, seulement une promesse silencieuse de ne pas être un poids pour lui.

Même l'air qui s'engouffre dans l'habitacle de la Chevrolet est désagréablement chaud. A tel point qu'il songe à se raser la tête ces derniers temps, ses épais cheveux bruns ne l'arrangent pas avec cette chaleur estivale. Il adore sa caisse mais son côté vintage sans clim avait ses défauts. Heureusement son attention est détournée par sa peut-être future serveuse. Comme quoi les bonnes rencontres se faisaient souvent là où on ne les attendait pas. Là au bord de la route à Orange Grove, il avait peu de chance de trouver une paire de bras pour seconder Deva et pourtant. Il se demande un instant si leurs caractères pourraient être compatible. La voyageuse a l'air assez brute de décoffrage et pas super commode, l'inverse de Deva qui était solaire, joyeuse et toujours désireuse d'entamer la conversation, d'être le centre d'attention. Puis il se dit que peu importe après tout ce n'était pas son problème. Du moment qu'elles se battaient uniquement dans la réserve il n'y voyait pas d'inconvénient. La future nouvelle serveuse finit enfin par décliner son identité. Lorsqu'elle parle de "connerie", il se mord la langue pour ne pas répliquer. Non. Les noms donnés en hommage aux origines de nos ancêtres ne sont pas des conneries. Quand son père Stavros avait proposé à sa mère d'américaniser leurs prénoms et d'ainsi renommer Nikos "Nick", sa mère avait farouchement refusé. Et Nikos ne s'était jamais gêné pour reprendre ceux qui prenaient un peu trop la confiance et qui utilisaient ce sur nom. Nikos était déjà un surnom en soit, c'était grec et c'était ses racines. Point. Tu devrais être fière de ton prénom au contraire. C'est original et c'est là d'où tu viens. C'est la seule remarque qu'il se permettra. Au cas où si jamais personne ne lui a dit. Nikos a apprit ces temps-ci qu'il y a un tas d'évidences que les gens ne s'embêtent plus à dire et que c'est peut-être là souvent la source du problème.

La devanture du Lion se découpe finalement à l'horizon. Nikos n'est pas mécontent d'être arrivé, il est fatigué et son lit l'appelle à grand cri. Il devra d'abord s'acquitter d'un tour de routine au bar pour être sûr que tout se passe bien. Des fois que Deva soit pendue aux lèvres d'un de ses pilliers de bar préféré, oubliant ainsi de servir le reste de l'établissement. Nikos gare la Chevrolet sur le trottoir d'en face, il devra ressortir dans la soirée pour rendre visite à son père. Il coupe le contact alors que sa co-voitureuse lui demande la suite des événements. Tu te pointes n'importe quel jour la semaine prochaine. Tes horaires seront celles que Deva te donnera, Deva est ta manager d'ailleurs. Si t'as la moindre question ou n'importe quoi d'autre elle se fera un plaisir de te répondre. Tu verras vite qu'ici on fait pas grand chose dans les règles. Y a pas de période d'essai, t'as un casier à toi dans la réserve. Les tips sont personnels et obligatoires. Si quelqu'un ne tippe pas tu le vires. Il n'a rien de plus à ajouter alors il retire les clés du contact et récupère sa veste à l'arrière avant de s'extirper de la voiture imité par la brune. T'es sûr que t'as pas besoin que je te ramène exactement là où tu vas ? Ca me dérange pas tu sais. Il a l'habitude de faire le taxi pour toutes les nanas de Crescent qui ont l'air de ne jamais vouloir se glisser derrière un volant. Une chance qu'il adore conduire, il avait même songé à devenir chauffeur de maître en attendant d'avoir assez d'argent pour quitter ce trou. C'était avant qu'il se rende compte à quel point l'escorting payait bien. Il n'empêche qu'il en trimballait des gens de droite à gauche dans Crescent, il était une vraie menace pour les taxis de la ville.