apply pressure to wounds (nikos) terminé.

Ils n'ont strictement rien en commun, et si elle s'imaginait naïvement que cela s'arrêtait à la genèse et à la piaule, elle est désormais détrompée. Parce que non, elle ne fait pas exprès de ne pas comprendre. Elle a simplement refusé de lui donner ce qu'elle était certaine qu'il voulait : une échappatoire, une sortie facile qu'elle lui tendrait sur un plateau d'argent. Même après que la question rhétorique se soit échappée d'un Nikos incrédule, elle n'a aucune idée d'où il voulait en venir dans ce cas en lui demandant si c'était la dernière fois. Et bon sang, elle le hait pour ça, ces intentions à double vitesse, chacun répondant à des accusations parallèles, jamais foutus de faire se croiser leurs dialogues respectifs, autant que pour tout le reste. Car elle est perceptive, Gemma, elle est une fichue diseuse de bonne aventure pour l'amour du ciel - et elle n'y comprend rien. A lui, à ses mots, à la tension dans ses épaules lorsqu'il les détourne d'elle, ses poings serrés, ce qu'il fout toujours ici alors que la porte est entrouverte, alors que sa caisse est garée juste devant, alors que Cece n'est pas là. Elle ne sait pas ce qu'il fout toujours là, et si seulement elle en avait le pouvoir, elle détalerait sans attendre une seconde de plus, sans écouter un seul mot supplémentaire de sa tirade vociférante de dégoût. Se chargerait personnellement de mettre entre eux la distance qu'il souhaite si désespérément. Elle préfèrerait une violence physique, quelque chose de vrai et de tangible, quelque chose qui laisserait un coup derrière soi, une preuve qu'elle pourrait conserver au creux de la peau meurtrie. Elle préfèrerait tout à l'idée de rester là, prisonnière de son venin, le mur comme dernier support l'empêchant de tomber au sol. Sauf que c'est leur entrepôt, ici. Sauf qu'il n'a rien à foutre là. Sauf que la dernière verrouille le cadenas derrière elle. Sauf qu'elle est pieds nus, en sous-robe, ses pompes sont près de la porte et sa tenue sur le dossier du sofa. Sauf qu'elle n'a aucun moyen de locomotion, et qu'elle n'est pas certaine qu'ailleurs soit mieux qu'ici. Parce que le seul endroit qui est sien, sa foutue tour d'ivoire en satin, il l'a pollué. La solitude n'est plus paisible, elle est désormais dangereuse, et son moyen principal de lutter contre cette solitude vient de lui glisser entre les doigts. Les mots de Nikos se fraient un chemin à travers la peau qui se croit épaisse, essayant tant bien que mal de foutre le feu à une zone désolée qui a déjà été ravagée par les flammes. Elle a besoin d'un truc familier, d'une force rassurante, et il y a son pendentif au sol, à quelques pas, dont la pierre agrippe la lumière pâle et la fait danser sur sa surface. Elle n'a même pas le temps d'y réfléchir qu'elle s'est déjà décollée du mur, s'agenouille pour le récupérer sur le tapis sans risquer de tanguer et, alors qu'elle s'apprête à se relever - pour aller où, pour faire quoi ? - elle change d'avis. Lâche un soupir nécéssaire, douloureux, qui lutte pour quitter une gorge étranglée, un corps qui étouffe, et reste là. A genoux, minuscule sainte au milieu de la pièce. "Toi et moi, simple ? T'es vraiment aussi con que ça ?" Son ton s'échauffe, elle voudrait lui rendre coup pour coup la rage qu'il a déversé sur elle, mais les braises se meurent en elle dès qu'elle songe à elle. Cece. La foutue raison de la présence de Nikos ici. "Ça fait des mois que je mens à une des seules personnes que j'aime dans ce foutu trou. Je lui avais jamais menti avant. Pas une seule fois. Si je lui dis, je prends le risque de la détruire. Si je ne lui dis pas, c'est moi qui meurs. Et c'est quoi, l'alternative ? On en parle plus, je t'oublie ? C'est pas faute d'avoir essayé et on a vu à quel point ça m'a réussi. J'ai à peine aperçu ta mâchoire trois secondes hier et j'étais déjà dans un taxi pour voir Adam." C'est plus fort qu'elle, et il y a ce rire triste, mauvais, désillusionné qui fend l'air entre eux. Gemma baisse les yeux sur son pendentif qu'elle fait glisser entre ses doigts pour sentir la caresse fraîche du métal familier. A quelques dizaines de centimètres de sa jambe, le gun repose. Elle laisse courir ses doigts jusqu'à lui et s'en saisit. Fait mine de le pointer vers Nikos, joue avec la poignée quelques secondes avant de le poser sur sa cuisse. Ce serait facile. Tellement plus facile que de se forcer à s'arracher les mots qui, récalcitrants, cognent contre ses côtes et font mal à la sortie. "C'est le sien. Je pourrais pas lui faire ça." Elle rit à nouveau, sauf que c'est plus franc cette fois, c'est net, c'est aussi enjoué que la situation le permette. Parce que c'est franchement hilarant, que la seule chose qui maintienne Nikos en vie, actuellement, ce soit l'amour de Gemma pour les symboles. Le respect religieux qu'elle porte à la signification de toute chose, et tirer sur Nikos avec le flingue de Cece, c'est une barrière qu'elle ne saura jamais franchir, symboliquement. Elle a l'impression idiote que c'est cela, plus que le plomb dans la chair de celui qu'elle considère comme un frère, que Cece serait incapable de pardonner. Le fait que la plaie ait été causée par son arme. "Elle est avec Riley. T'as pas besoin de savoir où. Elle va bien." Le voilà son adieu. C'est pour ça qu'il est venu, pas vrai, s'enquérir de Cece ? C'est avec ça qu'il s'en ira. Pour qu'il n'ait plus la moindre raison de rester, ou une seule raison de revenir. Qu'il la laisse là, à genoux sur le tapis, tremblante dans la pièce froide. Qu'elle aille se faire foutre ? Tentant mais non, elle n'ira nulle part. Elle bouge pas. Parce que le tapis est celui de sa mère, et là, tout de suite, elle a six ans à nouveau et elle est terrorisée par les monstres sous le lit.

C'était un peu comme envoyer un message fait de lettre et recevoir une lignée de chiffres. Un peu comme 'eh t'es où ?' et avoir comme réponse 'il est 23h30'. C'est un peu comme manger son dessert avant le plat principal. Un peu comme mettre un collant par dessus une robe. Sens dessus dessous. Aucun sens. Et pourtant alors qu'il n'y croit plus, alors qu'il a perdu tout espoir d'avoir un jour le droit à la Gemma d'en dessous, celle qui pourtant il entre-aperçoit tard le soir dans ses draps. L'armure se craquèle, doucement mais sûrement et il accueille la révélation avec un soulagement non dissimulé. La haine se fige instantanément dans ses veines et se transforme en débordement de mièvrerie. De l'affection presque, même si ça le rend dingue de penser que lui, après toutes ces années, pourrait développer ce truc-là. Contrairement à Gemma, ce n'était pas parce qu'il avait pris toutes les précautions pour y échapper mais tout simplement car sa capacité de ressentir semblait s'être évanouie. Il pensait avoir le coeur anesthésié advitam eternam et finalement.... Tandis que la pluie battait la taule de l'entrepôt, son coeur avait recommencé à battre. Il a envie de protéger celle qui prétend ne pas en avoir besoin, il la voit chercher une bouée en vain. Il pensait qu'elle le poussait du ponton mais finalement c'est peut-être elle qui est en train de se noyer et Nikos se refuse de rester impuissant. Elle mentionne à nouveau le prénom d'Adam mais cette fois il ne lui en tient pas rigueur, il la laisse parler, la regarde, le coeur blessé. Il comprend que tout tourne autour de Cece pour elle, il a une idée du lien qu'elles entretiennent toutes et l'importance de ne pas le briser. Il comprend tout ça car elle oublie que lui aussi à beaucoup à perdre. Cece était un pilier de sa vie, un visage qu'il ne pourrait jamais oublier. Arrête d'agir comme si on te demandait de choisir Gemma, si ça se trouve Cece ne réagirait même pas. Il s'est jamais rien passé avec elle, on a jamais eu quoique ce soit ensemble, ce n'est pas une ancienne aimante. Ta présence n'annule pas la sienne. Il se demande pourquoi c'est si grave qu'il ait une relation si spéciale avec Cece, pourquoi ça l'empêche à se point de se respirer alors que ce n'est pas du tout la même essence, la même vibe. A demi-mot, elle lui avoue qu'elle a du mal à l'oublier et c'est juste ce qu'il lui fallait pour se raccrocher à elle. Et comme si il souffrait du syndrome de Stockholm, il est reconnaissant, plein de gratitude à l'égard de la jeune femme qui se laisse aller au sol. La vision de sa silhouette dans cette position si vulnérable le fait ployer, il a déjà oublier l'echo de son rire machiavélique. Lorsqu'elle lui apprend que Cece est avec Riley, il pousse un soupir de soulagement. Un soucis en moins. Il va pouvoir s'endormir paisiblement ce soir. Inutile d'arpenter les rues sombres de Crescent Heights pour espérer croiser une paire de yeux bleus perds. A vrai dire elle lui était totalement sortie de la tête dès le moment où il avait deviné Gemma dans la pénombre, dans sa sous-robe, enveloppée de son orgueil, son gun à la main. Prête à foutre sa vie en l'air comme si elle n'oeuvrait pas déjà à le faire. Il hésite à partir, pour la punir, avant de réaliser qu'il ne pouvait pas lui demander de se comporter de telle manière s'il décidait de la suivre derrière. Il déglutit, il hésite encore. Puis finalement il se baisse, il la prend dans ses bras, l'encercle, il retrouve vite le contact de sa peau et ça le réchauffe malgré sa peau froide. Il l'attire contre lui, dans le silence de l'entrepôt, il voudrait retirer sa Canada Goose pour mieux la sentir contre lui. Laisse moi rester. Trois mots. Ou viens avec moi. Quatre mots. C'était ça à que ça tenait finalement. L'envie de la retrouver était plus fort que celui de l'anéantir, sentiment irrépressible qu'il avait eu même pas trente secondes plus tôt. Il ne pensait même pas cela possible. Passer du tout au rien, de 0 à 100 en un de ses battements de cil. Des putains de montagnes de russe, voilà tout ce qu'elle lui inspirait. Lorsqu'il croyait avoir compris le mode d'emploi, elle changeait les règles et lui, esclave de ses incertitudes, restait contre vents et marrées, défiant les lois de la nature. Il veut juste qu'elle accepte sa présence, juste le fait que quelque part dans un monde bien à eux tout est fait pour que leurs étoiles s'alignent. Que leurs galaxies se confondent et qu'elle taise la petite voix dans sa tête qui lui répète qu'ils n'existent pas dans le même univers.

Si ça se trouve, Cece ne réagirait même pas. Gemma lève les yeux vers lui. Elle espère trouver dans le visage de Nikos quelque chose qui puisse l'en convaincre - il connaît Cece depuis plus longtemps qu'elle, ça doit compter pour quelque chose, pas vrai ? - mais ne trouve aucune prise sur laquelle s'accrocher. Elle a beau essayer, elle a beau le vouloir parce que ce serait tellement simple, elle n'y croit pas une seule seconde. La seule chose qu'ils ont en commun, c'est Cece mais même ça, c'est faux, même elle, c'est mensonger, car ils n'ont pas la même Cece dans leurs existences respectives. La sienne est féroce, implacable. Elle ne permet pas la demi-mesure, aucune d'entre elles n'accepte la tiédeur du milieu car ça s'apparente trop à une faiblesse. Elle est câline aussi, sa louve, possessive dans son besoin d'aimer et d'être aimée, chaque caresse, chaque mot doux rappelant à Gemma que son connard de frère s'est barré par deux fois en emportant son enfance dans la poche arrière de son jean. Peut-être que la Cece de Nikos, à l'inverse, elle aura toujours douze piges, gamine frêle qui se réfugie entre ses bras parce qu'elle meurt de froid dans sa solitude sombre. La Cece de Gemma, par contre, elle se fout en feu en espérant cramer les autres. Alors si, bien sûr que si, Cece réagira, parce qu'elle ne partage pas. Parce qu'elles sont supposées être tout les unes pour les autres, une famille, une armée, des soeurs et des amoureuses, elles sont censées n'avoir besoin de personne d'autre. Le pire, c'est que la plus véhémente à ce sujet, ça a toujours été Gemma. Non, on lui demande pas de choisir, et heureusement, parce qu'elle la choisirait elle, avec une facilité et une vitesse sans doute vexantes pour Nikos. Parce que Cece c'est un pilier, et lui, une faiblesse. Il peut pas comprendre qu'elle ait autant envie de le croire qu'elle espère qu'il se trompe. Qu'elle prie que Cece l'apprenne, le découvre, réagisse presque plus qu'elle ne le redoute. Elle prie que Cece impose ses barrières, lui dicte son 'non' tout-puissant, donne à Gemma une bonne raison de tout arrêter, d'écraser les souvenirs de la peau de Nikos sous son talon - parce que c'est son dernier garde-fou. Puisqu'après avoir menacé un nombre incalculable de fois de se barrer définitivement, Nikos est toujours là, puisqu'après tout le poison qu'elle lui a envoyé au visage et toutes les griffures dont il est couvert, celles, inoffensives, à fleur de peau et celles, toxiques, glissées sous l'épiderme, il se penche vers elle, l'entoure de ses bras, l'évidence est délimitée clairement. Cece est la seule chance qu'il lui reste. Elle n'a pas envie de rugir, de griffer, de se débattre, elle ne lui en veut pas d'oser l'emprisonner contre lui mais lui en veut de ne pas l'avoir fait plus tôt, elle lui en veut d'avoir regardé la porte avant de s'être penché à ses côtés, d'avoir hésité. Ça la bouffe, cette envie d'être plus près, cette anticipation électrique, mémoire musculaire de leurs membres enchevêtrés. Le souffle court, déjà laborieux, elle voit ses principes se tirer par l'interstice entre la porte et la nuit. Il y a un truc contre-nature dans le fait qu'elle préfère faire le deuil de sa morale plutôt que celui de Nikos, mais il y a ses lèvres, ses foutues lèvres qui la hantent, si proches des siennes et ce soir, faute au vin mousseux, à l'heure, à seize jours, ses nerfs sont devenus trop sensibles. Sa patience a disparu, emportant sa déjà maigre raison avec elle, aussi lorsque la vague de convoitise se déverse sur elle, elle n'a aucun obstacle contre lequel s'écraser. Elle la submerge toute entière. Elle embrasse peu, Gemma, à peine, parfois, pendant. Le geste est bien trop dangereux. Mais il y a ses lèvres, leurs respirations floues et son 'laisse moi rester' est une prière si brute qu'elle ne peut qu'être exaucée. Elle n'est pas en état de lui refuser quoi que ce soit, elle n'est même pas fichue de prendre des décisions qu'elle ne regrettera pas au réveil si ce n'est une seule. Demain, elle dit tout à Cece. Alors que ses lèvres trouvent celles de Nikos comme une oasis pour un assoiffé, elle s'en fait la promesse. Demain, elle remet le dilemme dans des mains plus fortes que les siennes. Et si demain tout s'arrête, elle est bien déterminée à chuter ce soir. Les doigts de Gemma sont moins scrupuleux qu'elle, ne sont pas alourdis par la moindre foutue once de conscience et elle a à peine pris la décision de se fabriquer quelques nouveaux remords qu'ils s'affairent déjà autour de la veste de Nikos jusqu'à la faire rejoindre le tapis, avant de faire subir le même sort à son propre manteau. Sans rompre le baiser, de peur de se laisser réfléchir une seule seconde, une seule foutue seconde de trop, elle se redresse, les phalanges serrées contre le pull de Nikos pour l'emmener avec elle. Elle se dirige à reculons vers le sofa, déversant des litres de peur, de rage, d'insultes et de nuits blanches dans le souffle de Nikos. Le flingue tombe au sol, s'écrase à côté de son pied et elle ne baisse même pas les yeux, pas avant de sentir le bord du sofa buter contre l'arrière de ses jambes nues. Elle s'arrache à lui, la voix basse, le regard embué, les tempes fiévreuses. "Reste." Et ce mot, clairement inutile car ses actions sont assourdissantes, c'est une offrande qu'elle lui fait. Elle soupçonne qu'il a fini par comprendre comment elle fonctionne. La culpabilité toujours rejetée vers lui, vitriol qu'elle lui jette sans cesse au visage par pur instinct de survie, pour être capable de se regarder dans la glace le lendemain. Le chaud et le froid soufflés sans relâche du bout des lèvres carmin. Ce mot, c'est une assurance, c'est un gage. C'est la preuve verbale, définitive, qu'elle le veut ici, qu'elle le veut contre elle. C'est la promesse que peu importe les remords, les insultes, ce qu'elle essaiera par après de faire dire aux faits, elle ne pourra jamais leur enlever cette nuit-là.

Le tonnerre gronde au dessus de leurs têtes, signe que l'apocalypse prend leurs couleurs tandis qu'ils se laissent doucement glisser vers le paradis. C'est le dernier pas vers elle, c'est sa dernière supplication. Il n'y a pas d'issue de secours, il n'y a pas de plan b, il n'y a pas de happy ending là où Gemma décide de poser les pieds. Un genoux à terre, il lui demande de réaliser leur besoin viscéral d'être près de l'autre, ou à défaut de ne pas plus s'éloigner. Et finalement, quand il croit qu'elle va lui asséner le coup final et tout lui reprendre c'est dans ses bras qu'elle trouve la rédemption, immergeant des abysses de leurs différences ou plutôt de leur unique point commun qu'on ne nomme plus par peur que la magie se brise. Ses bras autour d'elle, il espère lui rappeler la raison de pourquoi il est là et de pourquoi elle n'a pas appuyé sur la gâchette. Si elle se borne à nier l'évidence, il est capable de l'assumer pour deux. Son ego est resté sur le siège passager de sa bagnole car jamais pour une autre il n'aurait renoncé à son orgueil pour rester auprès de celle qui s'auto-persuader d'avoir l'obligation de le rejeter. Contre toute-attente, il s'est penché vers elle, contre toute-attente il a fait exactement l'opposé de ce qu'elle attendait. Et ça fonctionne, car il sent son corps s'affaisser de soulagement et lorsque ses lèvres rencontrent les siennes il a la dangereuse impression que c'est tout son monde qui reprend les couleurs perdues depuis bien des années, ou plus exactement depuis qu'il avait jeté les derniers pétales de rose sur la tombe de sa mère sous une pluie battante à l'image de celle de ce soir. C'est bien son coeur qui bat à ses tempes, prouvant sa présence après des années de silence. Et bien au fond de ses entrailles, Nikos sentit le plaisir du supplice commencer, car c'est là où on lâche prise qu'on arrête de tenir et la bouche de Gemma devient son abri pour la nuit. Très vite, mais pas assez, jamais assez, il sent sa Canada Goose tomber sur le sol et s'empresse de déshabiller Gemma dans des gestes fiévreux mais précis, ils avaient fait ça tellement de fois. Elle le mène jusqu'au sofa, et il s'y rend sans se faire prier sans jamais rompre le contact. Ils s'embrassent rarement, c'est peut-être pour ça que ce soir Nikos sent que c'est différent. La peur de la perdre l'habite et se transforme en une furieuse envie de la posséder, là, tout de suite maintenant. Son injonction de rester, presque une supplication l'emmène au point culminant de tout ce qu'il peut ressentir pour elle à ce moment T malgré le froid qui s'engouffre dans l'entrepôt et la pluie qui fait un boucan de tous les diables sur le toit. Mais il n'entend rien, ne sent rien, si ce n'est le contact de ses lèvres sur les siennes et de son corps qui s'allonge sur celui de Gemma alors qu'il fait glisser son dessous de robe par dessus ses épaules. Il embrasse sa peau diaphane avec délicatesse, mélange de soulagement et de rancune qu'elle ait voulu un jour les priver de ce plaisir insidieux. Torse-nu, haletant, le cliquetis de sa ceinture est masqué par l'orage qui se déchaine de nouveau comme si le ciel à son tour relâchait toute la pression accumulée. Doucement, lentement, ils s'adonnent à ce qu'ils savent faire de mieux. Ambre contre ambre à nouveau, impossible de nier l'évidence de la fusion de leurs âmes dans un moment pareil. Elle semble se laisser aller à nouveau, et lui pour la première fois ne ressent pas ce vide corrosif à l'intérieur de ce corps. La chaleur de leurs corps le glisse dans un cocon de lumière révélatrice. Cette fois-ci Nikos savoure, chaque souffle, chaque impulsion, chaque râle car il sait que ce soir il n'était pas loin d'avoir perdu à tout jamais cette sensation vertigineuse. Plus jamais prise pour acquis, il agit et réagit comme si c'était la dernière fois, sublimants leurs ébats, sans ignorer ce besoin presque animal d'être en elle puisque jusqu'alors elle se refusait à le laisser lire en son âme alors qu'il connaissait parfaitement son corps. C'était un corps à corps inévitable, inépuisable mais indispensable pour ancrer ce qu'ils refusaient de s'avouer depuis le jour où elle s'était présentée. Il était capable de l'emmener ailleurs tout en restant ici, elle était capable de réveiller un feu en lui insoupçonné, qu'il pensait définitivement éteint. Gemma valait tous les risques à prendre, Gemma valait bien qu'il se damne. Il aurait arpenté les limbes à la recherche de son âme malmenée si elle le lui demandait.

Intellectuellement, elle sait que ce n'est pas humainement possible. Il n'empêche que Gemma est tout de même persuadée de retenir sa respiration depuis plusieurs heures. Elle s'est faite une raison. A la seconde où ses lèvres ont touché celles de Nikos, elle savait comment ça allait finir. La décision avait été prise. Et pourtant, maintenant qu'il dort contre elle, elle est paralysée. Ses doigts fantômes parcourent furtivement le contour du bras dont il l'a encerclée en chutant vers le sommeil, et elle ignore si le geste fut ceinture de sécurité ou menottes. S'il voulait, même en pleine somnolence, l'empêcher de rouler hors du sofa ou la garder sous son emprise. Qu'est-ce que ça change, dans le fond, puisqu'elle a conscience de l'inévitable. Même contre lui, l'arrête de ses ongles dansant délicatement sur la peau tachée de grains de beauté, même ici, elle est déjà loin. Elle s'est déjà tirée. Elle sait que s'il ouvre un oeil, tout part en fumée, alors elle retient sa respiration. Car s'il se réveille, elle n'aura plus la force, plus le courage de rien qui ne soit pas déjà lui. Le soleil s'est levé depuis plusieurs heures, bande de clarté verticale aveuglante se faufilant à travers l'interstice de la porte coulissante qui n'a jamais été tout à fait fermée la veille, et frappe le miroir brisé qui distille la lumière en paillettes recouvrant l'entrepôt. Il y en a une qui crépite sur la joue de Nikos. Il y a tant de choses qu'elle ne comprend pas, Gemma, tant de phénomènes dont elle prétend se désintéresser car ils lui échappent - la respiration régulière de Nikos qui crée des brocarts de chair de poule contre son dos courbé en étant l'exemple parfait - mais le ciel, elle le connaît. Elle comprend les astres, elle lit les symboles, et il y a deux choses dont elle est absolument certaine. Elle doit mettre les voiles avant que la tache de lumière n'atteigne son oeil; un. Il s'est arrêté de pleuvoir; deux. La journée s'annonce radieuse, l'orage est passé, emporté vers l'est par le même vent qui a fait échouer Nikos ici, plus aucun signe d'une averse qui pourrait effacer leurs traces. Elle a une vingtaine de minutes avant que le reflet du soleil ne batte contre sa paupière assoupie, peut-être moins. Eveillée depuis trop longtemps, n'étant peut-être même jamais tombée dans les bras de Morphée cette nuit, elle a fait tous les calculs nécessaires. Elle sait exactement ce qu'elle a à faire, au pas près, et putain, ça ne rend pas l'exécution moins difficile. Millimètre par millimètre, elle glisse hors du cercle des bras de Nikos, hors du sofa et du plaid en tartan qu'elle a un vague souvenir d'avoir tiré jusqu'à eux la veille. Attentive à respecter un silence religieux, à ne pas jeter un seul coup d'oeil au dessus de son épaule, elle s'habille. Enfile robe, manteau, froideur et détachement. Finit par son pendentif, abandonné sur le tapis la veille. Dans la brume causée par la fatigue, l'estomac vide, l'orage, le vin, les lèvres de Nikos contre sa peau, elle ne distingue plus le vrai du faux, le réel de l'imaginé entre deux plages de sommeil agité. Elle s'entend encore chuchoter des confessions à l'entrepôt froid tandis que son index reliait les constellations formées par les éphélides sur la peau de Nikos - Cassiopée sur l'épaule gauche, gémeaux dans le creux du dos. Les insultes de Honeycutt, le tapis de sa mère, son gun à elle caché parmi les sous-vêtements, tous ces murmures-là elle y croirait si seulement elle n'avait pas la même presque-certitude de lui avoir parlé d'Adam, des baisers vodka-cranberry après la fermeture, ce qui est absolument impossible car jamais elle n'aurait prononcé ces syllabes-là dans ses bras à lui. Puisque cela est faux, le reste s'effrite, disparaît comme les bribes oniriques d'une nuit fiévreuse, tout ce dont elle peut être certaine sont les corps à corps familiers et les baisers inédits. Gemma se penche, ramasse le flingue, agrippe la veste de Cece sur la table basse. Elle lance un coup d'oeil à la veste de Nikos, au sol, et aussi écoeurante soit la manoeuvre ce matin alors qu'elle aurait été tellement aisée quelques jours plus tôt, elle n'a pas le choix. Il est trop tard, elle n'a plus aucune marge d'attente, il va se réveiller d'une seconde à l'autre, alors elle plonge les doigts dans la poche et en extrait les clés de sa Chevrolet. Et même si elle est certaine de payer pour ça plus tard, peut-être plus que pour la foutue fuite à l'anglaise, elle glisse un billet vert à la place des clés. De quoi payer un taxi, de quoi apaiser sa conscience ou bien remuer le couteau dans la plaie. Sans un regard derrière elle de peur de changer d'avis, elle enfile sa paire de talons près de la porte, réarrange la lanière autour de sa cheville, une mèche rebelle derrière son oreille, le coeur fissuré à l'intérieur de sa poitrine et se tire avec sa fierté dans la boîte à gants.