waiting game (nikos)

Il rompt le contact, s'éloigne, et Gemma vacillerait si elle n'avait pas vu venir la distance une poignée de secondes avant qu'il l'instaure. Comme toujours, ce recul naît dans les yeux de Nikos, la courbe de ses sourcils, descend jusqu'à sa bouche qui se change en ligne droite, n'arrive dans ses bras, dans ses mains, qu'avec quelques secondes de retard, invariablement à contre-temps. Elle est coutumière du tableau, désormais. Elle le voit arriver de loin. Mais putain, elle a beau être habituée, ça ne fait pas moins mal que la première fois. Elle sait qu'elle est toujours celle qui dit les mots qu'ils ne veulent pas entendre, que ce soit par cruauté, par peur ou pragmatisme. Elle sait que, selon les faits, elle est l'instigatrice de chaque mouvement de repli que Nikos exécute. Il n'empêche que c'est toujours lui qui la lâche. Il laisse aux mots le pouvoir de réinstaurer un gouffre entre eux qui entaille bien plus profondément qu'aucune déclaration n'en sera jamais capable. Dans un monde parfait, elle lui dirait qu'elle refuse qu'il desserre les bras, que la prochaine fois qu'il l'enlace, c'est définitif, elle ne lui laissera plus jamais l'occasion de faire un pas en arrière. Elle le veut contre elle ou hors de sa vue, une bonne fois pour toutes, qu'il se décide et s'y tienne car cette vacillation la tue à petit feu, sa santé mentale tremblote sur l'oscillogramme. Dans un monde parfait, il n'y aurait pas cet obstacle de la taille du mont Rushmore entre eux, bien plus entravant que Cece ou leurs différences de milieux, à savoir leurs fiertés respectives. C'est presque tragique, avec quelle facilité ils endossent leurs anciens schémas familiers. Bien qu'absolument destructeurs, passés très proches de les faire finir en cendres, leurs rôles sont rôdés. N'impliquent pas plus de vulnérabilité que celle qu'ils ont déjà eu le courage de mettre sur la table. Elle érige les obstacles et il se dérobe, comme chaque. foutue. fois. La question qu'il pose est légitime et lui fait l'effet d'une gifle. Gemma n'aime pas plus que lui de savoir où ce raisonnement mène. Elle ne peut pas imaginer devoir renoncer à Nikos sur les ordres de Cece, pour une simple question relationnelle. Ça paraît risible, rebutant, minuscule. Un problème qui appartient à deux étrangers qui ne sont pas eux, parce qu'ils sont tellement au-dessus de ça. Ils ont vu le meilleur et le pire l'un de l'autre, elle lui a confié son secret le mieux gardé en ayant les mains saturées de son sang - si quelque chose doit un jour marquer la fin de leur relation qui n'en a jamais vraiment été une, ça se doit d'être plus grand qu'eux, transcendant, tout sauf les potentiels caprices de Cece. Non ? Non. La loyauté de Gemma est sa grâce rédemptrice. Sa foutue raison d'être. Rien, rien, absolument nada sur la surface de la planète n'a le droit de prendre plus de place que l'abnégation face à celles qu'elle aime. Il faut qu'il comprenne ça. Le fait qu'il attende d'elle qu'elle compromette son goût pour le sacrifice, à savoir ce qu'elle considère comme sa seule foutue qualité humaine, c'est un coup de poing dans l'estomac. Aussi, lorsqu'il lui demande de citer quand diable Nikos l'agneau a-t-il bien pu blesser Gemma la sorcière de contes de fées, elle se prend les coudes dans les paumes, baisse les yeux. Lâche, la voix incertaine "maintenant" mais ce n'est qu'une infime partie de la réponse. Il n'a pas idée du nombre de cicatrices qui portent son nom. Elle ne peut s'en vouloir qu'à elle-même, elle a tout fait pour les dissimuler. Le regard blessé qu'il pose sur elle, taché de colère contenue, est un putain de pieu dans la poitrine. Elle déglutit. "Tu dis que tu veux tout ? Alors tu dois prendre ça aussi. Les filles, Cece - ou ma loyauté envers elles. Elles passeront toujours en premier et tu sais quoi ? Sans ça, je serais pas moi, mais une connasse irrécupérable sur qui t'aurais jamais posé les yeux." Malgré elle, il y a de l'acidité en fin de bouche. Elle veut être mélodieuse, elle veut être tempérée, la madone à la place de la succube. Elle essaie d'être avec lui comme elle sait être avec elles mais tout son corps réagit contre le procédé si fondamentalement contre nature. Gemma joue cartes sur table. Avouer sans complexe que les filles seront toujours sa priorité, il y a de quoi le faire fuir. Précisément, si ça doit arriver, elle préfère que cela soit maintenant. Pas après s'être donné la permission de s'attacher. Pas après lui avoir montré une brêche et l'avoir laissé s'y faufiler. Pas après que le trou qu'il ait commencé à creuser dans sa poitrine ait la circonférence du foutu Nevada. Maintenant. Fuck, il est même déjà trop tard. Parce que ça, sa dévotion toute entière à son coven, ça ne changera pas. Jusqu'ici, c'est la seule chose qui la maintient à Crescent Heights, qui l'empêche d'abandonner tout à fait le sol pour prendre de la hauteur, que ça soit parmi les astres ou au sommet de sa tour d'ivoire. "C'est pas un prétexte, ok ? C'est pas une fuite. Je suis all in, à condition que tu le sois aussi. Tu peux pas continuer de me chasser chaque fois que je dis quelque chose qui te déplaît - on sait tous les deux que ça va arriver souvent." Il veut savoir quand il a bien pu lui faire mal ? There. Chaque fois qu'il lui a dit de ne plus jamais remettre les pieds au pub, chaque fois qu'il a déclaré ne plus jamais vouloir la voir. Chaque fichue fois qu'il a impliqué que, moyennant un léger effort, il serait capable de prétendre qu'elle n'a jamais existé. "J'ai jamais fait ça, Nikos. Je veux que tu sois sûr." La voix est douce, trahissant à peine le ras-de-marée dans sa gorge. Effort herculéen pour garder son visage neutre, vide de tout défi, vide de tout espoir. Elle veut qu'il comprenne qu'elle lui donne une issue : ici et maintenant. S'il la prend, ainsi soit-il. No hard feelings. Ils se serreront cordialement la main et reprendront leurs vies respectives telles qu'elles étaient il y a quelques mois, avant qu'elle ne mette le pied au Roaring Lion pour la première fois - ou feront de leur mieux. Ce sera inconfortable, ce sera douloureux, mais si elle en croit les discours habituels, la fiction, les témoignages fleur bleue, d'ici quelques semaines le manque se sera estompé. Elle ne se fait aucune illusion à ce sujet ; Gemma est certaine que, sur le long terme, l'option la plus safe est de se dire au revoir maintenant. Malgré cette conviction, malgré l'instinct de conservation qui est affûté chez elle dans des proportions quasi primitives, elle est prête à placer sa propre nuque dans la guillotine s'il la laisse faire. Sans raison aucune si ce n'est la certitude qu'elle sera grisante, cette fraction de seconde avant que la lame ne morde la chair. Elle veut ça, elle veut tout, mais pas s'il devait le lui faire miroiter brièvement avant de la reprendre au premier signe de froideur. Sans lui donner le temps de faire l'apprentissage de cette confiance dépendante qu'elle continue à voir comme une faiblesse. S'il doit faire marche arrière trop vite, elle n'est pas sûre de savoir encaisser la chute.

Le trait d'esprit, allusion à leurs ébats brûlants du début, ne suffit pas à détendre l'atmosphère de nouveau chargé en électricité. Il le regrette, il aurait aimé que quelque part au milieu du conflit elle puisse lui rendre son sourire entendu. Bref rappel de ce qu'ils étaient avant que les sentiments s'en mêlent. Comme on dit, it's all fun and games 'til somebody falls in love. Et il était tombé hard. Trop tard pour faire demi-tour, pour faire marche-arrière, pour changer d'avis. Ils étaient dans le vif du sujet et les conditions venaient d'être posées sur la table avec perte, mais surtout fracas. Il a envie d'y croire, il a envie de se battre mais parfois, entre ses mots, il aperçoit un sort déjà scellé et c'est ça qui lui fait peur. Qu'ils soient condamnés avant même de pouvoir explorer et se faire leurs propres idées. Qu'on lui enlève le peu de prérogative et de marge de manœuvre qu'il avait. Gemma tient à ce qu'il comprenne tous les tenants et aboutissants de ce qu'un 'ensemble' comprend, Nikos entendait eux deux, elle entendait eux deux plus les filles. Comme si chacune d'entre elles venaient avec un package comprenant toutes les autres. Ce n'est pas ce qu'il veut, mais il est prêt à l'accepter pour elle. Ce n'est pas ce qu'il veut car il a comprit l'influence qu'elles ont les unes sur les autres et que si un jour l'une d'entre elle commandite la fin de ce qu'ils sont, alors elle abdiquera sans se poser de questions. Les filles ont une ascendance sur elle qu'il n'aura jamais, et qu'il ne souhaite pas de toute manière, qu'il n'envie pas. Il aimerait simplement qu'elle soit aussi indépendante d'elles qu'elle est indépendante de lui. Il aimerait tenir sa main sans voir les ombres du gang marcher derrière eux. Surtout car le gang comprenait Cece et que Cece dictait la météo selon son bon vouloir. Cece est instable, changeante, sème la culpabilité pour récolter l'attention. Il sait de quoi elle est capable, elle lui a montré lorsqu'elle a choisi de le blesser sciemment en le positionnant en dommage collatéral juste pour contrarier son enfoiré de frère qui avait mis les voiles depuis. Il sait que Gemma ne peut pas lui donner la certitude que les filles ne signeront jamais leur arrêt de mort d'une main parfaitement manucurée et c'est ça qu'elle veut qu'il admette là maintenant tout de suite, alors qu'il touche enfin du bout des doigts leur commencement à quatre mains. L'entendre dire que sans elles elle aurait été une connasse irrécupérable qui n'aurait jamais trouvé grâce à ses yeux, c'était le sous-estimer lui. Il sait que si il dit le fond de sa pensée elle va se mettre en colère, nier en bloc, le menacer. Alors pour la première fois Nikos se tait pour leur bien. Si tu le dis, Gemma, si tu le dis. Il se demande quel genre de connerie elles peuvent bien se raconter sur le canapé défoncé du hangar les jambes entrelacées, quel genre de sort, malédiction ou enchantement, elles se sont jetées pour être sûres de restées liées. Est-ce qu'ils auraient le droit à une forme d'intimité malgré ces liens gémellaires ? Y'avait de quoi en douter. Mais avait-il le choix de toute façon ? Tout ce qu'il voit dans son regard lui indique le contraire et il est obligé de reconnaitre qu'elle se montre foutrement diplomate. Et en plus elle parvient à faire mouche. Parce que oui, Nikos a prit cette habitude de la repousser à chaque fois que ce qu'elle dit est contraire à ce qu'il pense, la rupture de contact physique symbolise son caprice, son manque d'empathie. Elle est là, douce, prévenante, sincère et il la récompense en se braquant, en la fuyant. A ce moment-là, il percute. Il réalise qu'il ne peut pas lui demander la lune si il est même pas capable de prendre soin de quelques étoiles. Se rencontrer à mi-chemin, c'était ce qu'il lui avait demandé et ce qu'elle lui avait donné contre toute attente. Il ne pouvait pas se dérober à chaque fois qu'elle le contrait. J'ai juste besoin de me faire à l'idée que c'est pas juste toi mais toi et elles en plus. Il ne les connait même pas toutes, de nom et encore. Cece était secrète sur ses copines et Nikos pas assez intéressé pour s'y pencher. Mais maintenant tout ça prenait une autre dimension. Il allait devoir apprendre à gérer le fait qu'il ne serait jamais sa priorité et que des situations nécessiterait chez lui toute la compréhension et la patience dont il est capable, lui le mec apathique qui balançait d'ordinaire ses problèmes du haut du planétarium. Mais tout pour elle. Peu importe le prix. C'est ce qu'il se dit en la regardant. Sa mine presque triste, sa silhouette tellement fragile. Elle le détestait de penser ça et pourtant à chaque fois qu'il la regarde c'est ce qu'il voit. Une ambivalence dont il se délecte, entre fragilité et intimidation, domination et besoin de protection, Gemma était entre la tornade divine, furieuse et le paradis terrestre. Il finit par desserrer les bras sur son torse pour marcher vers elle et la prendre à nouveau dans ses bras. Il pense à toutes les fois où il a envie de faire ça et qu'elle n'était pas là, aucun conflit aujourd'hui ne vaut de s'en priver, il lui appartient de prendre sur lui. Il la serre contre lui. Je suis sûr. J'ai jamais été aussi sûr de quoique ce soit d'autre. C'est tout ce qu'il peut dire, puis-qu’effectivement si il a bien une certitude, c'est qu'il est prêt à tout pour que ça fonctionne, pour ne plus avoir à lui dire au revoir ou à devoir noyer son absence dans des litres de Jack et des kilos de weed. Finalement, c'est peut-être ce qu'il a toujours voulu depuis la première fois qu'il l'a aperçu avec cet type dans son bar, le regard las et la descente facile. Il l'avait voulu. Il l'avait laissé le balayer pour mieux le récupérer, elle l'avait libéré de sa cage pavée de pensées obsessionnelles répondant au nom de Mila et d'idées noires. Alors franchement, oui, après tout ça il était sûr. Il était aussi sûr de la vouloir, peu importe la difficulté que cette nouvelle conjugaison au 'nous' pouvait laisser entrevoir.